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Art contemporain : pourquoi on y comprend rien

Photo du rédacteur: Gaultier BoivineauGaultier Boivineau

    J’ai visité il y a quelques semaines l’exposition Ongoing Reflexion — You, Me, So Many, de Tarik Kiswanson au Collège des Bernardins. L’installation m’a frappé par sa légèreté : trois étranges cages de forme allongée semblant flotter dans l’espace, faites d’un métal flexible et miroitant, dont les lignes verticales se fondaient dans celles des colonnes de pierre alentours. Somme toute, une intervention délicate et peu intrusive, qui permettait même aux visiteurs non férus d’art contemporain d’apprécier l’ancienne sacristie dans toute la pureté de son architecture gothique. À la sortie de ma visite, j’interroge une médiatrice chargée de répondre aux questions des visiteurs et de recueillir leurs impressions. Elle est formelle : la réception est mitigée. Une partie du public déplore la présence de ces œuvres qui seraient peu en accord avec l'esprit du lieu, et surtout, dont elle ne saisit pas l’intérêt. Il est vrai que pour beaucoup d’amateurs de patrimoine ancien, l’art contemporain n’a tout simplement rien à voir avec une quelconque forme d’art. Où est donc la passion du créateur, la trace du pinceau et du burin, la force du génie, l’inspiration transcendant les gestes de l’artiste ? Où sont tous ces indices qui permettent de distinguer, aux yeux du plus grand nombre, l’objet artistique du reste de la production humaine ? Sûrement pas dans les cages suspendues de Tarik Kiswanson, en tout cas.


    L'étendue de ce conflit autour de l’art contemporain est en fait considérable. Je ne compte plus le nombre de personnes m’ayant confié leur détestation de l’art actuel. Parmi les critiques les plus fréquentes : le désengagement de l’artiste du processus créatif, l'absence de technicité mise en œuvre, les dérives financières, le manque d’éthique de la part des créateurs, la prévalence d’un discours parfois douteux venant « tout justifier » à posteriori, voire même la pure et simple arnaque. Les polémiques sur le sujet sont quasiment quotidiennes, dans la mesure où les artistes poussent toujours plus loin leurs désirs de transgression, durcissant ainsi la position des défenseurs et des détracteurs de l’art contemporain. Dans une telle situation, peut-être n’est-il pas inutile d’essayer de comprendre ce qui est à la cause d’une discorde si profonde.


    L’une de mes récentes lectures m’est apparue à ce titre très éclairante, si bien que j’aimerais prendre le temps d’en expliciter ici quelques aspects. Il s’agit du fameux ouvrage Le paradigme de l’art contemporain, écrit par la non moins fameuse sociologue Nathalie Heinich. Si ses travaux sont parfois quelque peu snobés des historiens de l’art universitaires, peu conquis par son approche, ils n’en fournissent pas moins d’excellentes clefs de compréhension sur la question qui nous occupe aujourd’hui : pourquoi donc ne comprend-on rien à l’art contemporain ?


    L’un des premiers constats dressés par l’auteure est le caractère problématique de la notion « d’art contemporain ». Considéré dans son sens le plus courant, mais aussi le plus flou, le terme renvoie en effet à l’ensemble de la production artistique de l’époque dans laquelle nous vivons : est donc artiste contemporain tout artiste appartenant au temps présent. Toutefois, la présence de formes d’art très différentes au sein même de notre époque invite à dépasser cette définition chronologique. La diversité des artistes d’aujourd’hui témoigne en effet de l’existence simultanée de conceptions artistiques trop contradictoires pour être réunies sous une classification commune. Cette diversité conduit à une absence de consensus sur ce que doit être l’art, génératrice d’inévitables conflits. Pour en comprendre la nature exacte, Nathalie Heinich introduit la notion de « paradigme artistique », désignant une conception exclusive et normative de ce que doit être l’art, ainsi que de la manière dont il se pratique. Selon l’auteure, il faut concevoir dans l’histoire de l’art occidentale trois grands paradigmes artistiques : le paradigme classique, moderne et contemporain.

    Le paradigme classique, qui concerne notamment l’art de la Renaissance jusqu’à l’apparition de l’impressionnisme, est principalement basé sur la pratique de la peinture et de la sculpture. Il est guidé par une recherche d'harmonie et de beauté, que l'on atteint par l’imitation de la nature et de certains canons artistiques. Le paradigme moderne, né au milieu du XIXe siècle, introduit une rupture essentielle en accordant la primauté à l’expression personnelle de l’artiste, et ce au détriment des codes et des modèles définis par le paradigme classique, dont il adopte tout de même les modes d’expression et les matériaux. L’impressionnisme et le post impressionnisme, l'art abstrait, le fauvisme, le cubisme, comptent parmi des sous-genres les plus connus de l’art moderne. Le paradigme contemporain, coexistant aujourd’hui avec le paradigme moderne, se définit quant à lui par une remise en cause systématique de toutes les règles et définitions établies par les précédents paradigmes, qu’elles concernent l’esthétique de l’œuvre, les moyens d’expression, le statut de l’artiste, et même des critères tels que l’éthique ou les limites juridiques qui circonscrivent l’expression artistique. Marcel Duchamp, Andy Warhol, Damien Hirst ou encore Jeff Koons, pour ne citer qu’eux, sont en ce sens des artistes contemporains.

     À la lumière de cette distinction paradigmatique, les polémiques actuelles sur l’art contemporain paraissent d'autant plus symptomatiques d'un désaccord profond sur la nature de l'art. Ces œuvres jouant sur les définitions et les frontières de la création artistique ne peuvent que laisser perplexe un public pour qui l’art se définit avant tout comme une expression personnelle et sincère, selon les moyens traditionnels que peuvent être la sculpture ou la peinture. Les notions d’éthique et d’authenticité de l’expression artistique deviennent ainsi le cœur véritable des débats, qui s'éloignent du simple enjeu de l'esthétique. On peut être d’accord ou non avec les critiques formulées, mais il importe surtout de garder à l’esprit qu’elles découlent pour la plupart d’un problème de définition de la notion même d'art, selon que l’on prenne position pour la défense du paradigme moderne, contemporain ou (plus rarement) classique. Comme dans toute situation bloquée par l’incompréhension et le conflit, il semble essentiel d’essayer de comprendre le point de vue de l’autre, sans qu’il soit nécessairement question de chercher à le légitimer. Accordons-nous pour dépasser nos antagonismes, et tâchons de rester tolérants et ouverts d'esprit. Quoi qu’on en dise, l'art contemporain ne mérite pas d’être rejeté en bloc. Essayons donc d'en comprendre le fonctionnement plutôt que de le juger trop rapidement. Et surtout, faisons le pari qu’il est encore possible d’être surpris agréablement.


G.B.




 

POUR ALLER PLUS LOIN



  • Lire les quelques pages de son court essai Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain (Paris, L’Échoppe, 1999). Démonstration didactique et très efficace !


  • Se plonger dans la passionnante démonstration de son ouvrage Le paradigme de l’art contemporain : structures d’une révolution artistique (Paris, éditions Gallimard, 2014). Promis, vous y verrez plus clair !

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