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Le label CCR : une réutilisation créative du patrimoine

Photo du rédacteur: Gaultier BoivineauGaultier Boivineau

     Quand je parle de ma passion pour le patrimoine autour de moi, je ne cesse de me référer à un label qui me fascine depuis que j’en ai découvert l’existence : celui des centres culturels de rencontre, ou CCR. Derrière ces trois lettres se cachent des lieux exceptionnels, des monuments-laboratoires où la création est reine, des espaces de vie dynamiques et modernes, chargés d’Histoire mais profondément ancrés dans notre époque. Les CCR portent un regard neuf et vivant sur le patrimoine, battant en brèche l’hyper conservatisme qui, paradoxalement, constitue bien l’une des menaces planant sur le destin des monuments. Je crois moi-même tellement en cette vision que j’ai un jour décidé de prendre contact avec la déléguée générale de l’association pilote de ce réseau, Isabelle Battioni. S’ensuivit une discussion passionnante, dont voici une petite synthèse made in moi-même. Puisse-t-elle vous donner envie de découvrir quelques-uns de ces lieux remarquables, qui essaiment depuis une quarantaine d’années en France, en Europe… et dans le monde.



Ce qui fait l’originalité du label CCR, en premier lieu, c’est l’adhésion à une charte et à des valeurs, plus qu’à un mécanisme.

ISABELLE BATTIONI



     Les centres culturels de rencontre sont créés en France en 1972 autour de six monuments majeurs, à l’initiative du ministre des affaires culturelles Jacques Duhamel et de son directeur de cabinet, Jacques Rigaud. Initié par l’Association des Centres culturels de rencontre (ou ACCR, pour les fans d’acronymes), le projet porte sur la réhabilitation, la mise en valeur et l’ouverture au public de sites patrimoniaux, dans lesquels vient s’ancrer une activité de production intellectuelle et artistique de qualité. Celle-ci assure leur réaffectation permanente et leur rayonnement, à l’échelle locale et internationale. À la différence d’autres lieux labellisés, les CCR sont uniquement caractérisés par leur adhésion à une charte qui, au-delà d’un cahier des charges restrictif, définit des valeurs. Parmi elles : un intérêt porté aux territoires, le partenariat avec les collectivités et l’État, la diversité des ressources, une forme d’autonomie, la primauté donnée à la création, notamment par le biais de résidences, une réflexion transversale sur le site, son histoire et son sens actuel, au regard d’un projet innovant. Les CCR constituent à plusieurs égards des structures singulières, ne répondant pas à un modèle défini : leur forme juridique est variable, tandis que les projets qu’elles portent sont tous uniques. La Fondation Royaumont, sise dans une abbaye du Val-d’Oise, accueille ainsi un Centre international pour les artistes de la musique et de la danse ; le Centre d’Arts et de Nature, ayant investi le Domaine de Chaumont-sur-Loire, explore les liens entre l’art, les jardins et l’environnement naturel ; le Centre culturel de l’Ouest, dans l’Abbaye Royale de Fontevraud (évoquée précédemment), réinvente une « Cité idéale » dans laquelle s’expérimente le partage et le vivre ensemble… Musique et sacré à l’Abbaye d’Ambronay, écritures du spectacle à la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon, arts de l’intime au Château de l’Esparrou… La multiplicité des projets, tous associés à une thématique précise, contribue à la richesse et à la qualité du réseau développé par l’ACCR.



Les CCR partagent une vision moderne et vivante du patrimoine, un positionnement commun autour de la jeune création, de l’aménagement culturel et touristique des territoires, de l’environnement…

ISABELLE BATTIONI



     Les CCR constituent selon moi — mais pas uniquement — l’un des modèles de réutilisation patrimoniale les plus aboutis et ambitieux qui soient. D’abord parce qu’inscrire la culture durablement au sein des monuments est sans doute l’une des plus belles façons de faire revivre ces lieux du passé. Ensuite, et surtout, parce que le lieu y est considéré comme le point de départ d’une réflexion autonome qui, loin du pléonasme historique, s’ancre dans des enjeux de notre époque. Numérique, vivre ensemble, handicap, écologie, transmission des savoirs… Autant de thématiques actuelles mises en regard de multiples sites patrimoniaux. On s’efforce de ne jamais faire coïncider tout à fait le contenant au contenu : par exemple, l’Abbaye de Royaumont cultive l’éclectisme de sa programmation, se refusant à un répertoire purement médiéval. Idem pour le Couvent des Dominicains de Haute-Alsace, où musique et arts numériques s’épousent audacieusement dans un cadre architectural du XIVe siècle. Pas question, donc, de faire de l’animation costumée et du néo historique, ou du moins pas question de ne faire que cela. Les centres culturels de rencontre sont bel et bien des monuments « du présent », revendiquant leur pleine inscription dans notre temps — un positionnement suffisamment minoritaire dans le champ patrimonial pour être salué. Pour autant, l’histoire de chacun de ces lieux n’est jamais oubliée, et il n’est d’ailleurs pas rare qu’elle constitue le fil directeur des projets, proposant une relecture de thématiques la traversant : la mer à l’Arsenal de Rochefort, l’humanisme au Château de Goutelas, le sel et le siècle des Lumières à la Saline Royale d’Arc-et-Senans… La viabilité du modèle des CCR est également liée à son inscription dans des dynamiques de territoire, de l’échelle la plus locale à celle internationale. Membres d’un vaste réseau, ces lieux sont ouverts sur le monde, tout en rayonnant sur leur propre territoire. À ce titre, la dimension économique joue son rôle : autonomes à hauteur de 50 % de recettes propres, ils doivent multiplier leurs sources de financement, par le recours à la location de leurs espaces, à l’hôtellerie, à la billetterie... Leur activité génère également un dynamisme indéniable dans les secteurs périurbains ou ruraux souvent délaissés, dans lesquels sont ancrés la plupart des CCR.



Le label CCR correspond à l’extension européenne d’un label national.

ISABELLE BATTIONI



     Depuis 2016, le label « Centre culturel de rencontre » est décerné par le ministère de la Culture et de la Communication, tandis que l’ACCR, reconnue d’utilité publique en 1983, se charge d’animer et de coordonner leur action. En tant que tête de réseau, l’association a pour rôle la coordination des membres, la prospective, le développement d’une réflexion commune, et parfois même le lobbying. Éloignée du terrain, elle ne s’implique pas dans la programmation des structures, mais travaille sur des enjeux collectifs. Le projet porte depuis son origine une dimension européenne. C’est en 1991, avant même la rédaction de la première Charte française, qu’est adoptée la Charte européenne et internationale du réseau des CCR. De l’aveu même de la déléguée générale, il était impossible de construire un réseau à l’échelle européenne sans disposer d’une solide assise française. Et en effet, la France rassemble à elle seule plus de la moitié des membres du réseau, désormais labellisés directement par l’État. Ce projet s’inscrit par ailleurs dans une conception de l’exception culturelle profondément française, bien plus, par exemple, que dans un modèle anglo-saxon. Selon Isabelle Battioni, il n’en demeure pas moins fondamentalement européen dans sa manière d’être, puisqu’il porte en lui l’adhésion à des valeurs communes, tout en cultivant la diversité. Outre ses 23 membres français, le réseau compte aujourd’hui 11 membres dans le reste de l'Europe et 5 à l’international (en Chine, en Australie, au Canada et en Tunisie). Le complexe minier du Grand Hornu, en Belgique, s’est ainsi tourné vers l’innovation et le design ; le Château Mercier, en Suisse, accueille toute l’année concerts, débats, festivals et résidences artistiques ; tandis qu’en Espagne, le Monastère de Santa Maria la Real rayonne autour d’activités plurielles, orientées non seulement vers la culture, mais aussi vers l’enseignement, l’hébergement, l’édition, la recherche et l’action sociale…



Un label CCR est une trajectoire… C’est la pertinence du projet qui est décisive.

ISABELLE BATTIONI



     À l’origine du projet présidait le souci de conservation du patrimoine bâti, définit en des termes très précis par la première Charte des CCR, datée de 1992. On y apprend qu’un centre culturel de rencontre est nécessairement un « grand monument historique classé », « lieu de vie et de travail d’une communauté disparue », avec comme critère essentiel « la qualité du monument » et « le caractère exceptionnel de son architecture ». Et effectivement, force est de constater la beauté architecturale des premiers CCR labellisés : l’Abbaye cistercienne de Royaumont, si sereine et élégante, la vénérable Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, la cité monastique de Fontevraud, la majestueuse Saline Royale d’Arc-et-Senans… De l’abbaye d’hier au gratte-ciel d’aujourd’hui, le tropisme architectural du label a pourtant connu une constante évolution. La récente labellisation de deux sites chinois, à Wuxi et Nantong, a ainsi offert à l’architecture la plus contemporaine sa digne place au sein de cet ensemble patrimonial désormais élargi aux dernières décennies. Autre évolution intéressante : l’intégration du patrimoine naturel au sein du réseau. En 2014, une charte actualisée proposait de considérer dans une perspective plus ouverte la notion de site patrimonial, désormais étendue « du monument historique protégé au paysage culturel remarquable ». De fait, en 2013, deux sites naturels avaient déjà obtenu le label CCR : le Projet Sylvart, dans le Parc national des Cévennes, et le Parc Jean Jacques Rousseau, dans l’Oise. Axés sur l’environnement et le handicap pour l’un, sur la nature et la philosophie pour l’autre, ces deux projets ont hélas vu leur pérennité menacée, en dépit de leur démarche novatrice. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’à leur façon, les sites naturels possèdent une capacité inédite de dialogue avec notre époque et, au même titre que les vieilles (ou moins vieilles) pierres, qu’ils constituent des supports artistiques et intellectuels féconds et singuliers. L’admission de ces projets au sein du réseau des CCR rend en outre compte d’un décloisonnement progressif de nos manières de penser la question du patrimoine, de la nature et du culturel, tout en mettant en lumière les liens étroits qu’entretiennent ces différentes notions. Plus spécifiquement, cette évolution révèle le caractère prototypique du CCR : chaque projet est véritablement unique.



Je pense que le rapport à l’innovation de ce label est assez remarquable.

ISABELLE BATTIONI



     Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir, il y a quelques années, l’existence d’un centre culturel de rencontre dans ma région d’origine : la Vendée. À Thiré, un village minuscule d’à peine 500 habitants, le célèbre chef d’orchestre américain William Christie s’est installé dans une vaste propriété autour de laquelle il a fait planter, il y a deux décennies déjà, un extraordinaire jardin. C’est dans ce cadre privilégié que se tient depuis 2012 un festival de musique baroque, proposant une semaine de concerts et promenades musicales, sous l’égide du maître des lieux et de son ensemble des Arts Florissants. Autour de cette activité, dont le succès n’a fait que croître, s’est créé un petit centre artistique et culturel à vocation internationale, porté par le Fonds de dotation « Les Jardins de Musique ». C’est donc ce projet, axé à la fois sur la musique baroque et sur l’art des jardins, qui s’est vu attribuer le label CCR en 2016. Stupeur de ma part : m’étant déjà rendu plusieurs fois au festival, la dimension patrimoniale du lieu m’apparaît un peu difficilement au premier abord. Distingué « jardin remarquable » en 2004, le parc de M. Christie est pourtant inscrit à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques depuis 2006, ainsi que la demeure dont il est l’écrin, une bâtisse de la fin du XVIe siècle. Néanmoins, le jardin n’en demeure pas moins une pure création contemporaine, dans l’esprit du baroque italien et français. Quant à la demeure, n’étant d’ailleurs pas accessible au public, celle-ci fut entièrement réaménagée au goût de son propriétaire — dans une esthétique pour le moins subjective… Je n’ai pas manqué de faire part de mes réserves à Isabelle Battioni, qui m’a éclairé sur la vision défendue par l’ACCR. Selon la déléguée générale, l’intérêt de ce projet tient finalement à l’inversion de la dialectique patrimoine/création qu’il met en jeu. De façon significative, la logique habituelle des CCR est ici renversée. En effet, le lieu renferme dans son identité même la dimension créative propre aux CCR, tandis que le contenu du projet, axé sur la musique baroque, est de nature patrimoniale. Avec l’initiative des Arts Florissants, l’ACCR intègre ainsi à son projet la dimension immatérielle du patrimoine. Et la boucle est ainsi bouclée.


     L’évolution du label CCR pourrait être perçue comme une progressive dilution de ses ambitions initiales. Ouvert au patrimoine contemporain, naturel, puis immatériel, serait-il en train de perdre une partie de son sens ? On peut aussi penser l’exact contraire. S'il s’enrichit aujourd’hui de ces nouvelles dimensions, c’est justement grâce à l’idée d’un patrimoine vivant, et grâce à un rapport privilégié à l’innovation et à la modernité, qui ont constitué dès son origine le sens véritable de l’action de l’ACCR. La plasticité de la notion patrimoniale, telle qu’entendue par l'association, reflète en effet une volontaire et constante remise en question. Il est bien naturel qu’un projet évolue au cours de ses quelques 45 ans d’existence, mais cela n’empêche pas de saluer la réflexivité et la richesse de cette démarche, loin du figé ou du programmatique. En somme, voilà un label qui ne manque pas — et c’est tant mieux ! — de faire mentir une certaine idée d’un patrimoine inerte, pétrifié pour toujours…


G.B.



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