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Oaxaca 4/4 : Le CaSa

Photo du rédacteur: Gaultier BoivineauGaultier Boivineau

     Last but not least, aujourd’hui : le centre d’arts de San Agustin Etla. Situé à une vingtaine de kilomètres de la ville, s’y rendre implique de se tasser dans un bringuebalant taxi collectif pendant une petite demi-heure — ambiance garantie 100 % authentique et conviviale. Un périple qui, croyez-moi, vaut largement le coup : perché dans les hauteurs d’un modeste village, ce centre d’art compte parmi les plus beaux et les plus intéressants de Oaxaca et peut-être même (n’ayons pas peur des mots) du Mexique tout entier ! En tout cas, il fut pour moi un coup de cœur absolu, si bien que je me devais de clore sur ce lieu merveilleux cette petite série de réflexions mexicaines.



     Impossible de parler du centre d’arts de San Agustin Etla — CaSa, pour les intimes — sans évoquer son fondateur : j’ai nommé le célèbre Francisco Toledo, dont j’ai déjà dit quelques mots dans mon précédent post. Cet artiste originaire de l’Isthme de Oaxaca peut être considéré comme l’une des figures majeures de l’art contemporain mexicain, jouissant d’une grande reconnaissance internationale. Son œuvre est protéiforme, emprunte de symbolisme et de poésie, riche de correspondances avec les cultures préhispaniques, mais aussi fortement influencée par les avant-gardes artistiques européennes. Personnellement, son univers m’évoque assez celui de Chagall, sans doute pour ses couleurs et son onirisme… Quoi qu’il en soit, ce vénérable monsieur (il approche des 80 ans !) est bien connu à Oaxaca, où la moindre évocation du « Maestro » s’accompagne toujours d’un nimbe de respect et d’admiration. Il faut dire qu’en plus d’être un talentueux créateur, s’illustrant dans des domaines aussi divers que la peinture, la sculpture, les arts graphiques et la photographie, Francisco Toledo est aussi un activiste et un mécène dont la grande renommée est loin d’être usurpée. Très attaché à ses racines oaxaqueñas, il a œuvré pendant des années au développement de projets liés à l’éducation, à l’écologie, à la diffusion des arts et à la mise en valeur des cultures de sa région natale. La ville de Oaxaca lui doit une grande partie de son dynamisme culturel, tant les institutions qu’il y créa ou qu’il contribua à y fonder sont nombreuses. J’ai déjà évoqué son rôle dans la reconversion culturelle du couvent Santo Domingo, devant originellement accueillir un hôtel de luxe. Il est aussi le créateur du merveilleux Institut des Arts Graphiques de Oaxaca, que l’on peut considérer comme le premier centre culturel de la ville et qui abrite, entre autres, l’une des plus importantes bibliothèques d’art d’Amérique latine — un don de l’artiste. On lui doit également la création du Centre Photographie Manuel Alvarez Bravo, ainsi que celle du musée d’art contemporain de Oaxaca, qu’il contribua à fonder il y a presque une trentaine d’années. Bref, tout ça pour dire que ce « Grand Monsieur » n’a sans doute pas volé son titre de Saint Patron de la culture de Oaxaca.


     Sa dernière fondation en date, le Centre des Arts de San Agustin Etla, fût inaugurée le 21 mars 2006. Le CaSa est abrité par l’ancienne usine Soledad Vista Hermosa, construite en 1883 par Jose Zarilla Trapaga pour produire fil et toile de coton. Conduite en 6 années, la réhabilitation de ce lieu fût menée grâce à la contribution du gouvernement de l’État de Oaxaca, de Francisco Toledo lui-même par le biais de la Fondation des Amis du IAGO, mais aussi de la Fondation Alfredo Harp Helu (dont j'ai parlé précédemment), toujours de mèche dès qu’un projet culturel voit le jour à Oaxaca. Dédié à la formation, à la création et à l’expérimentation artistique, le CaSa constitue le premier centre d’art écologique d’Amérique latine. Ses vastes espaces permettent d’accueillir plusieurs salles d’exposition temporaires, une bibliothèque, un laboratoire de photographie écologique, une salle de cinéma, un atelier de gravure non-toxique, un atelier de graphisme digital et six chambres dédiées à l’hébergement d’artistes en résidence. Lieu d'enseignement, le CaSa offre des cours, des ateliers, des séminaires et des formations diplômantes dans de nombreux domaines artistiques, orientés vers des thématiques écologiques et communautaires. L’éventail proposé est fort vaste : graphisme écologique et numérique, photographie non polluante, dessin, design textile, céramique, cinéma et vidéo, mais aussi création scénique dans des espaces alternatifs, gestion culturelle, théorie et analyse des arts, commissariat d’exposition… Ce lieu expérimental et pionnier dans son domaine dispose également d’une programmation culturelle très intéressante, adressée non seulement à ses élèves, mais aussi à tous les curieux et amateurs d’art — faut-il préciser que tout est gratuit ? On peut ainsi y assister à des tables rondes ou à des spectacles, mais aussi y voir de somptueuses expositions d’artistes et d’artisans mexicains et internationaux, toujours de grande qualité.



     Quand je dis que le CaSa est le plus beau centre d’art du Mexique, je m’avance peut-être un peu car je suis très loin de tous les connaître. En revanche, je ne crois pas me tromper en le plaçant sur la première place du podium oaxaqueño. Au-delà de sa programmation artistique et de son beau projet écolo-pédagogique, la beauté du lieu est d’ailleurs ce qui frappe en premier. Le visiteur salue dès son arrivée une coquette église néo-gothique, dont la blanche silhouette (une rareté à Oaxaca) se reflète dans un grand miroir d’eau. Toute de pierre, de brique et de métal, l’ancienne usine fut pour sa part construite dans un style architectural assez étonnant au regard de son lieu d’implantation. À la fois élégant et austère, l’édifice, avec ses baies en plein cintre, ses sobres bossages et sa rigoureuse symétrie, n’est pas dépourvu d’un petit air italien, une certaine classic Renaissance touch que l’on n'est pas vraiment habitué à rencontrer dans les villages du sud du Mexique. Depuis ses magnifiques terrasses panoramiques, l’illusion italianisante est d’ailleurs presque totale, puisque la sierra San Felipe est semée de nombreux cyprès… Vraiment, on s’y croirait. L’installation du centre d’art en ces lieux fût réalisée sans qu’en soit modifiée la structure d’origine, dont les volumes furent conservés, et à laquelle ne furent ajouté que de très rares aménagements architecturaux. Il faut dire qu’en-dehors d’une nécessaire installation sanitaire (d’ailleurs d’une grande élégance), un tel espace offre naturellement de multiples possibilités d’occupation. La réhabilitation du lieu a surtout eu pour objet la création d’une ambiance particulièrement délicieuse, permise notamment par l’installation de magnifiques miroirs d’eau et de fontaines dont le doux clapotis résonne un peu partout, apportant paix et fraîcheur à l’atmosphère des lieux. Tout autour du CaSa, les éléments s’associent ainsi dans la création d’une subtile harmonie entre l’eau, l’architecture, la végétation et le paysage environnant. J’ai lu quelque part que le CaSa était une œuvre d’art en soit… Et je ne peux que corroborer cette idée tant j’ai eu l’impression, à chacune de mes visites, de parcourir un lieu hors de toute contingence, entièrement tourné vers une sereine et totale célébration de la paix et de la beauté.


     Par leur vision subtile, Francisco Toledo et l’architecte Claudina López Morales ont ainsi contribué à offrir à ce lieu patrimonial une mise en valeur exceptionnelle, tirant le meilleur parti des ressources offertes par la nature et les éléments. Cette utilisation merveilleuse de l’eau et du végétal m’a d’ailleurs frappé dans de nombreux lieux culturels de Oaxaca, à l’instar de son magnifique musée philatélique, dont les luxuriants patios n’ont cessé d’enchanter chacune de mes (très) nombreuses visites. Dans nos musées européens, où les normes de conservation préventive prennent souvent le pas sur toute autre considération, j’ai souvent eu le sentiment que la nature n’avait plus vraiment sa place… Hélas. Car que de correspondances entre les splendeurs botaniques et artistiques, la symphonie des oiseaux et l’émotion du beau… Au CaSa, cette si belle association de l’art et de la nature concourt de façon évidente à la création d’un environnement sensible particulier, pensé comme un élément déterminant du processus créatif des jeunes artistes ici accueillis. Une considération qui n’est guère étonnante de la part d’un artiste tel que Francisco Toledo, entretenant un lien particulièrement fort avec la nature. Cette harmonie cultivée avec soin est aussi, me semble-t-il, un moyen infaillible de faire entrer les visiteurs dans une disposition propice à l’émotion artistique… Car dans cet état d’apaisement offert par le contact avec la nature, n’est-on pas particulièrement apte à comprendre et apprécier une œuvre d’art ? N’est-on pas plus enclin à ralentir notre rythme et à entrer en contemplation ? À faire s’épanouir nos perceptions, à déployer une plus grande sensibilité ? On va me taxer de romantisme mais que voulez-vous... On ne se refait pas ! Mon expérience de visiteur assidu des musées (français, surtout) m’a en tout cas convaincu de la nécessité absolue d’y réintroduire du sensible, du vivant, du subjectif. Reconnecter la muséographie — et l’art en général — avec les rythmes de la nature me semble l’une des perspective à la fois évidente et diablement efficace pour y parvenir, quoique trop peu souvent mise en œuvre à mon goût. D’où l’intérêt, me direz-vous, d’aller voir un peu ce qui se passe de l’autre côté du monde !



     Voici donc un centre d'art qui constitue à tout point de vue une véritable réussite artistique et architecturale. Je suis toujours assez prompt à clamer sans réserve mon admiration pour des lieux tels que celui-ci, alliant avec beaucoup de goût la création contemporaine au patrimoine et, pour une fois, à la nature et à l’écologie. Je ne peux toutefois conclure ce post sans faire mention d’une petite nuance, d’un petit doute que m’instilla la lecture d’un article rédigé il y a quelques années par un artiste en résidence au CaSa. Celui-ci s’interroge sur les effets de l’implantation d’une telle structure au sein de la communauté villageoise de San Agustin Etla. Naturellement, le centre artistique a permis de lancer une véritable impulsion économique, axée sur le tourisme. En toute logique, les habitants du village sont aussi les premiers bénéficiaires de toutes les activités proposées par le centre d’art…. À moins que ? Cela n’est à priori pas si évident, puisqu’il apparaît au contraire que le public du CaSa soit principalement constitué de touristes étrangers et d’habitants de la capitale. Il semble aussi que la présence d’une telle structure ait amorcé d’inévitables processus de gentrification conduisant, in fine, à marginaliser les villageois… Une enquête bien plus approfondie s’imposerait pour déterminer dans quelle mesure ces intuitions se confirment. Il est en tout cas certain que l’implantation du CaSa a transformé durablement l’identité même de la communauté. Malgré la générosité du projet de Francisco Toledo, on constate, ici comme ailleurs, que l’installation d’une structure culturelle n’est jamais sans effet sur les dynamiques socio-économiques de la ville. Un constat qui n’a en fait rien d’une surprise puisqu’il se vérifie dans toutes les cités gentrifiées du monde — et qui, malheureusement, s’applique aussi à Oaxaca. Une grande partie de sa beauté tient pourtant à ses traditions anciennes, à ses traits culturels d’une grande diversité, contribuant à en faire une ville si authentique au regard des autres capitales mexicaines. Mais que restera-t-il de cette identité si singulière d’ici la fin du siècle ? Ses structures culturelles aident à préserver et à mettre en valeur ces particularismes par le biais des arts, mais elles contribuent aussi, hélas, à marginaliser, à folkloriser et à éroder lentement mais sûrement son identité. Je pourrais m’étendre encore beaucoup sur les immenses questionnements sur lesquels ce voyage m’a fait réfléchir… Au nom de quoi faut-il préserver une culture ? Une société traditionnelle est-elle souhaitable ? Le progrès nous rend-il plus heureux ? Je me permets de lancer ces vertigineuses problématiques sans chercher à y répondre moi-même. Je ramasse vos copies dans quatre heures, bonne chance à vous.


G.B.

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