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Oiron 3/3 : un château singulier

Photo du rédacteur: Gaultier BoivineauGaultier Boivineau

Si vous avez lu mes précédents posts, vous devez maintenant être incollables sur le Château d’Oiron, cet étonnant monument dont j’ai ici raconté l’histoire et la reconversion culturelle. Vous vous en doutez, si ce château m’est si cher, ce n’est pas uniquement pour ses qualités architecturales ou en raison de sa remarquable collection d’art contemporain. Il y a, dans l’atmosphère de ce lieu, un on ne sait quoi de plus. On éprouve en effet, entre ces murs ornés de fresques, de boiseries ou de papiers peints défraîchis, un supplément d’âme dont sont dépourvus bien des centres d’art. Et en parcourant librement les innombrables salles de cet immense monument, se diffuse le sentiment d’une authenticité et d’une intimité rarement ressenties dans un site patrimonial… L’isolement du château, l’étrangeté assumée de cette collection, reposant, rappelons-le, sur l’évocation d’un cabinet de curiosité, ne sont bien sûr pas étrangers à ces ressentis. Il se trouve que j’ai eu l’occasion de me plonger dans l’étude de la collection Curios & Mirabilia, et de comprendre ce qui fit — et fait toujours — de la visite du château d’Oiron une expérience si singulière. Je tâcherai d’être synthétique, même si le défi est de taille, car il y a tant à dire… Bonne lecture !


UN DIALOGUE ARTISTIQUE ET PATRIMONIAL

Entre nous, les château-musées et les installations artistiques dans les lieux anciens… Ça n’étonne plus grand monde aujourd’hui. Pourtant, lorsque l’on découvre pour la première fois le château d’Oiron, on a, si l’on est un peu sensible à l’art contemporain, le sentiment d’un dialogue assez rare entre la collection et le monument. Et en effet, la première de ses originalités, c’est que l’on y trouve une grande majorité d’œuvres conçues expressément pour le monument : Curios & Mirabilia est, en effet, une collection complètement sur-mesure. Ses concepteurs eurent ainsi à cœur d’éviter autant que possible les effets de rupture entre le château et les œuvres contemporaines. Cette volonté s’est forgée au cours de la longue maturation du projet, évoquée dans mon précédent post. Rappelez-vous : la première exposition d’art contemporain, Meltem, présentait des contrastes violents et incompris du grand public, carrément qualifiés d’agressions par certains observateurs. En 1989, l’exposition Oiron à nouveau est pour sa part critiquée pour son manque de pertinence vis-à-vis du monument. Il faut dire que celle-ci est alors exclusivement constituée à partir des collections du FNAC, sans lien apparent avec le château. La présentation des œuvres du Consortium, en 1991, provoque un choc encore plus brutal : une centaine de créations pour la plupart difficiles d’accès, s’employèrent à « faire disparaître le monument », selon les termes de l’époque. À ce sujet, Jean-Hubert Martin, le directeur artistique de la collection, déclare rétrospectivement :

« J’ai compris une chose, qui est une évidence, mais qui ne l’est pas toujours dans notre petit milieu de l’art contemporain, où l’on croit que les effets d’opposition brutale, de violence esthétique, sont stimulants et sont quelque chose de positif, [à savoir] qu’au fond, la majorité du public n’y comprenait rien. »

Pas question de reproduire ces erreurs, donc. Mais dites-vous bien que l’idée de constituer une collection ex nihilo pour un monument n’avait rien d’une évidence, dans les années 1990. Et pour bien le comprendre, il faut évoquer un cousin italien d’Oiron : le château de Rivoli. En 1984, cet imposant palais du XVIIIe siècle est investi d’une prestigieuse collection d’art contemporain, dans laquelle on retrouve d’ailleurs plusieurs artistes exposés à Oiron… À Rivoli également, les œuvres jouxtent des décors anciens souvent parcellaires, et viennent créer des contrastes saisissants. Ici, une sculpture de Pistoletto s’élance vers un plafond baroque, là une installation de Richard Long oppose sa rudesse au raffinement d’un dallage de marbre… Mais pour la plupart, les œuvres sont préexistantes à leur acquisition et à leur exposition dans le monument. Elles n’entretiennent pas de lien apparent avec celui-ci, et occultent parfois son décor originel. Une œuvre de Daniel Buren, par exemple, est installée dans une pièce au décor baroque très abondant, qu’elle dissimule en grande partie : voilà une chose proprement impensable à Oiron ! Le catalogue de la collection nous apprend même que « l’imposante solennité du château fournit un décor parfait pour toutes les œuvres d’art de la collection ». Tout est dit : le château de Rivoli est bien le décor d’une collection d’art et non, comme à Oiron, son principe fondateur et sa raison d’être. Pour éviter cet écueil, Jean-Hubet Martin aura recours à des commandes publiques, qui prendront ici une ampleur sans précédent. Rappelons le concours des 31 artistes (du monde entier) associés au projet et le budget total des commandes : plus de 15 millions de francs ! De quoi s’amuser un peu.


- Daniel Buren et Michelangelo Pistoletto au Château de de Rivoli -



D’un point de vue purement matériel, l’intégration des œuvres est nettement favorisée par l’adoption du principe de l’in situ, choisi par de nombreux artistes. Les anamorphoses elliptiques de Felice Varini sont ainsi directement peintes sur les murs et les portes du couloir des illusions ; la Paroi de cire de Wolfgang Laib s’intègre aux murs environnants ; les Plattes peintures de Claude Rutault recouvrent l’exacte superficie des murs de la chambre du roi... La recherche d’un équilibre transparaît par ailleurs dans l’occupation de l’espace du château. Au contraire de Rivoli, et conformément aux études préparatoires réalisées au cours du projet, les pièces dotées des décors les plus abondants — la galerie Renaissance et le cabinet des muses — sont laissées vierges de toute intervention contemporaine. On note également qu’aucune œuvre n’orne les façades extérieures du monument, exception faite des chevaux de Georg Ettl, sous la galerie Renaissance. Partout dans le château, les témoins des décors anciens sont montrés et mis en valeur par la collection — le directeur artistique parle même de « soumission au décor ». Les peintures de Claude Rutault opposent ainsi leur sobriété aux ors de la chambre du roi, tandis que les Corps en morceaux de Daniel Spoerri s’harmonisent au chromatisme du plafond de la salle d’armes.


- Corps en morceaux, D. Spoerri / Paroi, W. Laib / Plattes peintures, C. Rutault -


Certaines œuvres poussent un cran plus loin ce dialogue étroit avec le monument, en venant se substituer à un décor historique disparu. C’est notamment le cas des Écoliers d’Oiron de Christian Boltanski, qui remplacent la traditionnelle galerie de portraits placée à l’entrée du château. De même, les trophées de Daniel Spoerri, évoquent le décor martial voulu par Louis Gouffier pour orner la salle d’armes. Les chevaux dessinés par Georg Ettl sur la façade de l’aile Renaissance, à l’emplacement même d’un décor analogue, constituent l’exemple le plus accompli de cette symbiose formelle et symbolique. « De tous les lieux du château, la galerie des Chevaux est de ceux qui appelaient le plus impérieusement un réveil de l’iconographie ancienne », écrit à ce sujet Jean-Hubert Martin. Une inscription mentionne en effet la présence de portraits équestres sur les murs extérieurs de la galerie. La commande de cette œuvre donna lieu à un processus de création particulièrement long et contraignant. Presque tout y était en effet déterminé à l’avance : l’iconographie (les chevaux), la technique (ne devant pas porter atteinte au monument), le style (s’harmonisant avec celui de la Renaissance), l’emplacement et les dimensions (liés à huit espaces enduits de couleur ocre). Malgré cela, l’artiste est parvenu à pleinement réinterpréter ce décor, tout en lui conférant une élégance formelle proche des représentations du XVIe siècle. Le tracé au fusain de ses dessins reprend l’exacte épaisseur des anciennes marques de haras présentes sur les murs. À la demande de l’artiste, le trait de ces figures fut par ailleurs intensifié pour permettre à l’œuvre de s’intégrer pleinement au décor ancien, tout en lui conférant une certaine vitalité. Dans une lettre du 7 février 1993, Georg Ettl expose à Jean-Hubert Martin la nécessité de cette restauration :


« Le dessin des chevaux était trop faible face à l’espace architectonique, en un mot... Il était noyé. J’ai dû foncer les lignes de mon dessin et, de ce fait, les monogrammes ont perdu de leur valeur. »

- Les chevaux d'Oiron, Georg Ettl -



Voici donc un cas tout à fait exceptionnel dans le champ patrimonial : celui d’une restauration proposée par un artiste, dans un souci d’intégration optimale de son œuvre aux restes d’un décor ancien. Du jamais-vu, à ma connaissance… La complexe élaboration des Chevaux d’Oiron, qui fit d’ailleurs l’objet d’une exposition en 1996, est à l’image du rapport très singulier institué entre le monument et les artistes à Oiron. Tous visitèrent ou résidèrent au château (certains à plusieurs reprises), afin de concevoir une œuvre s’y intégrant avec harmonie. Loin de la simple juxtaposition ou de l’utilisation du lieu comme « décor », cette synergie constitue l’une des originalités les plus frappantes de la collection Curios & Mirabilia.


UN RAPPORT SENSIBLE AU LIEU ET À L'ART

C’est peut-être le plus marquant, lorsque l’on visite le château d’Oiron : un rapport très intime, presque sensuel, s’établit entre le visiteur, le monument et les œuvres présentées. Le pouvoir suggestif du cabinet de curiosités, choisi comme fil rouge de la collection, contribue naturellement à l’ambiance si particulière du lieu. Monstres en bocaux, animaux taxidermisés, herbiers d’un autre temps, objets plein d’illusion et de mystère contribuent à créer l’atmosphère suspendue du château. En 2004, une enquête menée auprès du public avait par ailleurs révélé que les visiteurs y passaient en moyenne 2 h 30 — alors que la visite d’un monument « traditionnel » dure entre 1 h 15 et 1 h 30 —, et ce pour un taux de satisfaction deux fois plus élevé qu’ailleurs. La qualité de la visite résulte en partie de la fréquentation relativement faible du lieu, parcouru par 25 000 visiteurs annuels en moyenne. À titre de comparaison, le proche château d’Azay-le-Rideau, qui se classe parmi les 10 monuments nationaux les plus fréquentés, a enregistré 219 770 entrées en 2016 — soit huit fois plus de visiteurs qu’à Oiron ! Face aux foules touristiques des stars du patrimoine ligérien, le côté légèrement désertique d’Oiron est donc un atout majeur de poésie et d’enchantement.

Aucun agent de surveillance n’est par ailleurs présent dans le monument, malgré la présence de nombreuses créations. À Oiron, il a été décidé de faire confiance aux visiteurs, et de leur offrir un rare instant de complète intimité avec des œuvres d’art. L’accent a donc été mis sur la maintenance régulière des œuvres. En plus de créer un poste de chargé des collections unique dans le réseau du CMN — je salue au passage mon cher ami Samuel Quenault —, il fut spécifié aux artistes que leurs créations devraient supporter un probable contact avec les visiteurs. Dans leur présentation même, celles-ci s'offrent pour la plupart sans réelle protection : on marche volontiers sur le miroir du Carré au sol aux quatre ellipses, bleu, de Varini (il est d’ailleurs remplacé chaque année), et la tentation est forte de s’asseoir sur le bouton en marbre de La Naissance du monde d’Erik Dietman ou de saisir les fourches de la salle des Jacqueries. En 1993, Jean-Luc Meslet témoigne d’ailleurs dans La Nouvelle République de quelques incidents : une fourche arrachée, et même quelques verres de vin bus dans la salle des ampoules ! Les curieux n’ont pas dû être déçus du voyage…


- Small Glass Pouring Light, B. Culbert / Sans titre, W. Nestler / Carré au sol aux quatre ellipses, bleu, F. Varini / La Naissance du monde, E. Dietman -



Les œuvres les plus fragiles sont mises à distance de façon très discrète : les trophées de Daniel Spoerri sont accrochés de manière à demeurer hors d’atteinte, la délicate œuvre Muta, de Giuseppe Penone, est montrée au travers du battant supérieur ouvert d’une porte... Rares sont celles placées sous vitrine. Dans la galerie Renaissance, un couloir de circulation central surélevé éloigne par ailleurs le public des fresques du XVIe siècle, sans pour autant nuire à l’harmonie de cet exceptionnel décor. Ces dispositifs de présentation volontairement légers offrent au visiteur une véritable liberté de regard et de circulation. L’intimité est également suggérée par les cartels originellement calligraphiés à la main (encore une rareté muséographique), ainsi que par le mobilier muséal lui-même. Disposés dans presque toutes les salles, de très confortables fauteuils en cuir, choisis et décorés par l’artiste John Armleder, invitent en effet à une pause rêveuse. On note aussi que le monument ne comporte aucun sens de visite, ce que stipule dès 1991 le programme artistique :


« La visite du château d’Oiron n’aura rien à voir avec celle d’un musée d’art moderne et contemporain, ni avec celle d'un château meublé de souvenirs historiques. Elle exclut par conséquent un parcours imposé : la circulation dans le château est libre et il n’y a pas de succession obligée des espaces. »

- Fauteuil décoré par John Armleder -



En poussant des portes fermées, en se perdant dans les espaces labyrinthiques du monument, le visiteur est invité à se laisser aller à une forme d’expérience initiatique. Dans cet état d’esprit, il est supposé éprouver des émotions analogues à celles ressenties par un visiteur du XVIe siècle, décrites par Jean-Hubert Martin comme un « enchantement du monde, qui régissait à la Renaissance les rapports de l’Homme à son environnement ».

L’originalité de cette muséographie résulte en partie du contexte de crise des institutions muséales, constaté par plusieurs observateurs de la fin des années 1980. Ces craintes sont formulées dans un numéro hors-série du Cahier du musée national d’art moderne, daté de 1989. Elles sont de plusieurs ordres : la multiplication des institutions et des expositions d’art contemporain crée des problèmes de visibilité ; l’éphémère supplante la réflexion inscrite dans le temps long ; l’offre artistique est « amoindrie » pour toucher le grand public ; il se crée une relation d’autorité entre le musée et la production artistique... On note au passage l’actualité de tous ces sujets — rien de nouveau sous les néons des centres d’art ! Le projet d’Oiron s’est en partie construit en réaction à ces inquiétudes : issu d’une longue réflexion, il est à vocation pérenne, se veut ambitieux et original, et propose un accès sensible et direct aux œuvres d’art, utilisées pour susciter la curiosité et l’émerveillement. « Il y aurait [...], dans ce que j’ai fait à Oiron, une critique implicite du modèle du musée d’art contemporain », admet lui-même Jean-Hubert Martin. À la bonne heure.


UNE MÉDIATION LUDIQUE ET ORIGINALE


L’absence quasiment totale de l’écrit au château d’Oiron participe également à rendre ce lieu particulièrement original. Il est pourtant admis que l’exposition de l’art contemporain dans les monuments doit faire l’objet d’une médiation renforcée, qu’elle soit écrite ou humaine. La distribution de livrets de visite, la présence de médiateurs ou de cartels très détaillés s’impose comme une évidence dès lors que la création d’aujourd’hui s'expose hors de ses circuits habituels de présentation (ce que déplorent d’ailleurs certains artistes, pour qui ces dispositifs deviennent trop systématiques). Ce n’est pourtant pas la seule approche possible et Oiron, une fois encore, trace un chemin original. L’écrit n’y est présent que sous la forme d’un petit dépliant de visite, proposé au visiteur lors de l’achat de son ticket d’entrée. Celui-ci fournit quelques renseignements sur l’histoire du château et sur les œuvres présentées (rarement plus d’une phrase). En dehors de ce document, les salles défilent sans qu’il soit possible d’y lire autre chose que les maigres informations délivrées par les cartels : nom de la salle, identité de l’artiste, titre et date de l’œuvre. Nulle trace d’un texte explicatif, si l’on excepte les quelques lignes disposées à l’entrée du salon du soleil, évoquant le processus de création des Brûlures solaires de Charles Ross. Cette absence de discours correspond à un choix entièrement assumé par Jean-Hubert Martin. « Je suis convaincu que les discours placardés au mur ont le double inconvénient de concurrencer les œuvres et le décor et d’être malaisés à lire en station debout. », affirme-t-il en 1995. Suivant ce raisonnement, l’évacuation du discours écrit offrirait au visiteur la possibilité de vivre une expérience plus sensible qu’intellectuelle, dans des conditions supposément propices à l’émotion artistique.

Ce parti-pris permet à chacun de ressentir et d’interpréter librement les œuvres présentées, sans avoir à se conformer à l’autorité d’un discours clairement énoncé. Pour autant, les visiteurs ne sont pas complètement livrés à eux-mêmes. Outre les visites commentées à la disposition du public, sont présentes dans chaque salle des reproductions de gravures des XVe, XVIe ou XVIIe siècles, fixées sur des lutrins. Choisies par l’artiste Laurent Joubert et le célèbre historien Michel Pastoureau, elles offrent une interprétation souvent teintée d’humour des œuvres présentées, et contribuent à tisser un lien symbolique entre le monument et la collection d’art contemporain. Qualifié par ses concepteurs de « contrepoint » ou de « clin d’œil amusé », ce commentaire de l’image par l’image renforce l’aspect ludique de la visite, en établissant des parallèles étonnants, que le visiteur est invité à décrypter librement. Le ludisme a toute sa place dans le projet d’Oiron : à propos de cette médiation originale, Michel Pastoureau évoque une activité « fortement jubilatoire », à laquelle il s'est livré « avec délices », « joie » et « récréation », n’hésitant pas à « jeter sa prudence d’historien aux orties » pour créer ces « surlectures anachroniques » et « débridées ». Un petit guide paru en 1995 offre effectivement un commentaire très libre et amusé de ces images anciennes. À propos d’une gravure issue d’un ouvrage d’Anathasius Kircher placée dans la chambre de la méditation, l’historien écrit ainsi :


« On médite mieux dans un espace circulaire. Toutes les mouches prisonnières d’une cloche à fromage le savent bien, elles qui joignent l’alimentation et la méditation. Le graveur qui a travaillé pour l’ouvrage du Père Kirchner n’a pas osé mettre en scène le fromage dans la représentation de cette belle chambre acoustique en forme de cloche. Mais alors pourquoi a-t-il donc transformé les fenêtres en râpes à gruyère ? »

- Corps en Morceaux, Daniel Spoerri / Gravure présentée dans la salle d'armes -


L'AUTHENTICITÉ EN QUESTION


Cette médiation ludique et pour le moins insolite constitue un autre des éléments novateurs de la collection Curios & Mirabilia. Je ne vous cache pas que la liste de ces originalités est encore longue, aussi vais-je m’efforcer d’abréger. Je me dois toutefois d’évoquer un dernier point, auquel l’amateur de vieilles pierres que je suis ne pouvait qu’être particulièrement sensible. De façon tout à fait subtile, l’installation de la collection au sein du château d’Oiron a mis en valeur certains questionnements portant sur notre rapport au patrimoine monumental, dans ses modes de présentation et sa relation à l’authenticité historique. Avant Oiron, aucune des initiatives associant patrimoine et art contemporain n’avait développé avec une telle acuité cette réflexion. Dans la plupart des musées et les centres d’art installés dans des monuments — exception faite du fameux château de Rivoli —, la charge historique du lieu fut effacée par des dispositifs muséaux très neutres, pour ne pas dire tout à fait aseptisés. Au rebours des pratiques les plus courantes de restauration et de reconversion muséale, on a cherché à rendre sensibles toutes les phases de construction et d’habitation du château d’Oiron. La mise en exergue de ce qu’Aloïs Riegel désigne comme « la valeur d’ancienneté » d’un monument, est l'une des caractéristiques fondamentales du projet d’Oiron, présente dès son origine. Dans son programme artistique, Jean-Hubert Martin affirme souhaiter présenter le lieu comme « un ensemble tel qu’il nous est parvenu, en respectant toutes ses strates ». La liberté offerte par l’installation des œuvres a permis de révéler et de jouer avec cette stratification, d’une façon qui, à l’époque, était tout à fait exceptionnelle.


Certaines pièces conservent ainsi leur état originel au départ des derniers occupants du château. C’est le cas de la chambre des mouches musicales, en réalité un cabinet de toilette, ou bien de la chambre du Cocatrix, aux papiers peints fanés... Les œuvres installées dans chacune de ces deux pièces ont su tirer parti du sentiment d’abandon créé par le passage du temps. Dans l’une, la poussière et les gravats servent de cadre idéal au Concerto pour mouches d’Ilya Kabakov, dans l’autre, le lugubre se conjugue à la fiction d’une enquête sur une mystérieuse créature hantant les douves du château, le cocatrix. Dans divers espaces, au décor plus prestigieux, l’intervention des restaurateurs s'est également vue restreinte par le programme contemporain. La salle des Belles-Lettres rabelaisiennes, investie dès 1987 par les collages muraux de Lothar Baumgarten, ne fut jamais restaurée. En 1992, Jean-Hubert Martin s’opposa également à la restauration des dorures du plafond de la salle d’armes, au motif (sous-jacent) qu’elle constituerait une rupture de l’harmonie chromatique établie entre les œuvres de Daniel Spoerri et l’aspect « vieilli » du plafond. Et quand on voit le résultat de ces restaurations dans la chambre du roi ou le cabinet des muses, on peut effectivement se dire que ce fut plutôt une bonne décision !


- Concerto pour mouches, Ilya Kabakov -


Cette valorisation de l’histoire du château d’Oiron, dans toute sa complexité et son éventuel aspect « peu présentable », nous questionne de façon évidente sur notre relation à l’authenticité des monuments. Quand vous rappelez-vous avoir visité un monument aux salles délabrées ? Aux murs encore enduits de papiers peins miteux ? Force est de constater que les doctrines de ce bon vieux Viollet-le-Duc ont encore une influence non-négligeable sur la restauration du patrimoine, dont on cherche trop souvent à restituer un état « originel » un brin idéalisé, en délaissant volontiers certaines périodes de son histoire. Les exemples de ce regard sélectif sont abondants ; rappelons-nous celui du Collège des Bernardins, dont j’ai déjà écrit quelques mots ici. Un témoin parmi tant d’autres de la subjectivité des pratiques de la restauration, qui prouve que des lieux comme le château d’Oiron ont encore toute leur raison d’être. J’espère vous avoir donné l’envie d’aller (re)découvrir ce merveilleux château, pour lequel je conserve une tendresse et une admiration qui ne faiblit pas, au fil des années. À vous, maintenant, d’aller arpenter ce lieu hors du temps, de pousser ses innombrables portes, de vous assoupir dans un fauteuil en écoutant chanter les charpentes, oubliant, pour quelques heures, le fracas du monde et le passage du temps… À bientôt !



G.B.



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