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Controverses versaillaises

Photo du rédacteur: Gaultier BoivineauGaultier Boivineau

      Difficile de s’intéresser au dialogue entre art contemporain et patrimoine sans évoquer, ne serait-ce qu’un instant, le cas emblématique de Versailles. L’image frappante des sculptures de Jeff Koons trônant dans les appartements royaux reste en mémoire de tout un chacun, ainsi que les vastes controverses occasionnées par ces retentissantes expositions… Autant le dire tout de suite, l'affaire est épineuse. Entre autres, il soulève la question de la porosité du marché de l’art avec les politiques culturelles publiques, avec les éventuelles dérives et interférence d’intérêts privés qui peuvent en résulter… L’exemple de Versailles permet aussi de réfléchir sur l’utilisation que l’on peut faire du patrimoine, et sur les limites à y fixer dans le cadre d’une institution publique à vocation culturelle et démocratique…


     Depuis la nomination de Jean-Jacques Aillagon à la présidence du château, musée et domaine national de Versailles, de grands noms de l’art contemporain se sont succédés d’année en année, à l'occasion d'expositions temporaires laissant rarement indifférents la presse et le public. Après Koons en 2008, on se souvient de l’intervention de Xavier Veilhan l’année suivante, puis de celle du très remarqué Takashi Murakami, investissant les appartements royaux pour y exposer ses sculptures pop et colorées. Bernar Venet, Joana Vasconcelos, Giuseppe Penone, Lee Ufan, et tout récemment Anish Kapoor et son fameux Dirty Corner, furent les autres invités de cette prestigieuse institution. Ces évènements très médiatisés n’ont pas manqué de soulever de nombreuses critiques : on ne comprend pas le décalage de ces oeuvres avec leur contexte d’exposition, on taxe certains artistes de « bling-bling » ou de vulgarité, on en appelle à la mémoire de Louis XIV, au respect des valeurs chrétiennes… Que penser de tout cela ?


     Comme toujours, ce ne sont pas les réflexions les plus éclairées qui ont fait parler d’elles. En 2008, l’association Coordination Défense de Versailles est fondée pour protester activement contre les expositions d’art contemporain. L’association, proche de l’extrême droite, n’hésite pas à mener des actions en justice répétées — bien qu’échouant systématiquement — et à écrire des lettres ouvertes adressées aux personnages les plus influents : Christine Albanel, Frédéric Mitterand, Nicolas Sarkozy, François Hollande, la reine Elizabeth II, et même… l’empereur du Japon en personne ! Les arguments mobilisés vont du respect des valeurs chrétiennes à la revendication de la propriété intellectuelle de Louis XIV, en passant par la dénonciation d’un complot international ourdi par les tenants de « l’art new-yorkais »… Dans la lettre à Elizabeth II à propos des oeuvres d’Anish Kapoor, on parle de « génocide culturel », de « terrorisme », de « stratégie du chaos », on évoque un « pacte avec le diable », un « crime contre Dieu », une « attaque contre l’Esprit humain »… Tout un programme. En 2011, est également créée l’association Versailles mon amour, dont le but affiché a été l’annulation de l’exposition Murakami. Bien sûr, ces diverses tentatives ne sont couronnées d’aucun succès, mais elles font beaucoup parler d’elles et, en suscitant la curiosité du public, contribuent paradoxalement à augmenter la fréquentation desdites expositions…


     On est vite tentés de rire de ces critiques… et à raison, puisqu’elles quittent pour la plupart le domaine du débat pour entrer dans celui de la pure et simple polémique, ce qui fait une différence de taille. Mais faut-il pour autant mettre ces râleurs au placard ? On pourrait le penser, cependant, leur existence même doit être questionnée : ils expriment une incompréhension si forte qu’elle est indépassable, un choc si brutal qu’il en occulte toute pensée rationnelle et se transforme en colère, en agressivité. À Versailles, des visiteurs ont vu leur système de valeurs et leurs critères perceptifs bouleversés par une brusque confrontation avec des oeuvres considérées comme incompréhensibles. N’oublions pas cette donnée, car elle a son importance. Par ailleurs, il serait bien réducteur de penser que les critiques émanent uniquement de ce public un poil réactionnaire.


     Cet écheveau d’accusations et de propos frisant le diffamatoire ne doit pas nous empêcher d’exercer notre sens critique. On peut le sentir sans même être foncièrement hostile à l’art contemporain : quelque chose cloche à Versailles. Il n’est pas ici question de juger de la qualité du travail de Jeff Koons ou de Takashi Murakami, ce qui engagerait une toute autre réflexion, mais bien de s’interroger sur la pertinence de leurs interventions dans ce contexte si particulier. Peut-être n’est-il donc pas inutile de revenir sur plusieurs analyses départies de toute passion, car oui, il y en a eu quelques-unes… À ce titre, l’article très fouillé de Bernard Hasquenoph sur le site louvrepourtous.fr, et un récent mémoire de master écrit par Camille Giertler, offrent un point de vue critique que l’on pourrait qualifier d’« éclairé ». Je vous renvoie aussi à la tribune de Nathalie Heinich (encore elle !) du 7 janvier 2011, disponible sur le site liberation.fr ; il offre une perspective plus large encore. Sans revenir en détail sur ces analyses, que je vous invite à découvrir par vous-même, j’aimerais mettre en lumière quelques éléments de réflexion permettant, me semble-t-il, d’y voir un peu plus clair.


     Au cours d’un séminaire de 1995 intitulé Patrimoine et arts contemporains, Michel Jantzen, architecte en chef inspecteur général des monuments historiques, définit trois principes devant guider l’intervention des créateurs actuels dans les édifices patrimoniaux. Le premier est l’humilité du créateur face à une oeuvre architecturale déjà accomplie, le second la connaissance du lieu et de son histoire et le dernier le souci d’insertion, visant l’harmonie avec le lieu préexistant. Au cours du même séminaire, Maryvonne de Saint-Pulgent, directrice du patrimoine au ministère de la Culture, ajoute la notion d’effort pédagogique, correspondant à la mise en place de dispositifs de médiation, accompagnant le public dans la découverte des interventions contemporaines. Selon elle, l’institution doit faire très attention au choix de l’artiste, allant jusqu’à admettre que « l’insertion d’un artiste dans le bâti ancien s’apparente à une histoire d’amour ».


     De sages précautions s’il en est, pour encadrer une rencontre toujours délicate à mettre en place, dans la mesure où les monuments sont déjà des oeuvres achevées, appréciées et visitées pour leur beauté, leur charge émotionnelle et historique. En d’autre termes, la création contemporaine n’y est qu’accessoire, et même si elle peut être l’occasion d’un échange riche de sens, elle ne saurait en aucun cas prévaloir sur la valeur intrinsèque du monument. Hélas, force est de constater que ces recommandations ne semblent pas vraiment être respectées dans le cas qui nous intéresse, comme l’illustre l’exemple de l’exposition de Jeff Koons, étudié en détail par Bernard Hasquenoph. À y regarder de plus près, aucune oeuvre n’a en effet été conçue pour l’occasion, et quasiment aucun dispositif de médiation n’a été mis en place pour guider les visiteurs et recueillir leurs impressions. Un grand nombre de ces derniers viennent à Versailles pour y découvrir un monument historique, et non pour y être confrontés à de l’art contemporain. N’étant pas accompagnés dans cette découverte imprévue, ces spectateurs sombrent dans la perplexité, et pour beaucoup, la visite est gâchée. La pauvreté des commentaires des audioguides laisse en outre très sceptique sur le lien établi entre les oeuvres et le lieu les accueillant. Et quant au discours de l’institution elle-même, il est stupéfiant de constater, au regard des diverses interviews données par Jean-Jacques Aillagon, qu’il est invariablement le même, indépendamment de l’artiste exposé. Livres d’or absents, médiateurs censurés, propos inexistant, campagne de communication mensongère, dispositifs muséographiques défectueux…Vous l’aurez compris, entre Jeff Koons et Versailles, on est très loin de l’histoire d’amour.


     Il est assez clair que la culture et sa démocratisation ne sont pas les motivations premières de ces expositions, ce qui conduit à une épineuse question : quelles sont elles vraiment ? Gardons à l’esprit que toute oeuvre exposée dans un contexte aussi prestigieux que celui du château de Versailles profite d’une considérable plue value financière, grâce à la charge symbolique du lieu et à l’importante couverture médiatique de l’évènement. En 2010, la moitié des oeuvres de Jeff Koons exposées appartenaient à François Pinault, homme d’affaires collectionneur, dont Jean-Jacques Aillagon avait été le conseiller pour la constitution de sa collection d’art contemporain. Or, l’une des oeuvres, revendue aux enchères quelques mois après l’exposition, atteint la somme de 5 682 500 dollars, faisant réaliser un bénéfice de plus de 4 millions de dollars à son ancien propriétaire… Voilà qui laisse fort pensif sur le rôle qu’on a fait jouer à une institution publique qui, sous couvert d’évènement culturel, semble avoir fait passer des intérêts privés avant ceux de la collectivité qu’elle est sensée servir. La chose est d’autant plus préoccupante compte tenu du fait que de fortes sommes d'argent public sont engagées dans la mise en oeuvre de ces évènements. C’est principalement grâce au mécénat que ces expositions ont été financées : 800 000 euros pour Jeff Koons, et 2 millions pour Murakami. Mais n’oublions pas qu’une déduction fiscale est accordée aux mécènes (en l’occurrence, les artistes et leurs galeristes, notamment), et donc qu’il s’agit indirectement d’argent public. Finalement, tout ceci ressemble donc bien plus à une vaste opération de marketing qu’à une manifestation culturelle. Surgissent de légitimes interrogations : est-ce bien la façon la plus judicieuse (et la plus honnête) d'employer les ressources de l’État ? N'est-il pas discutable d'utiliser un monument historique comme outil de valorisation de collections privées ? La mission de démocratisation culturelle incombant à l'institution est-elle accomplie ? Est-elle seulement prise en compte ?


     La question de l’influence du marché de l’art sur la politique culturelle publique, cristallisée autour de l’exemple de Versailles, outrepasse de loin ce simple cas. « Subvention déguisée », « détournement de fonds publics », « abus de bien social » : tels sont les termes employés par Nathalie Heinich dans sa tribune du 7 janvier 2011 pour qualifier le financement par l’État d’une œuvre vendue sur le marché. En effet, il semble que la dérive peut rapidement survenir lorsque l’État se préoccupe d’art contemporain, en particulier lorsque les enjeux financiers sont importants. Promouvoir la création actuelle, développer l'attractivité des sites patrimoniaux, démocratiser la culture, devraient être des missions régaliennes idéalement neutres de tout intérêt financier ou politique. Dans le cadre patrimonial, peut-être peut-on s’éviter quelques écueils en s’intéressant à des lieux moins fréquentés, à des artistes moins renommés, à des créations plutôt qu’à des expositions parachutées en un mot, à des « histoires d’amour » plutôt qu’à des histoires de fric…


G.B.




 

À LIRE



  • Pour une approche critique pertinente, l’article de Bernard Hasquenoph Versailles et art contemporain, dommages et intérêts (29 juin 2011, louvrepourtous.fr, consultable ici)


  • Pour une approche universitaire, le mémoire de Camille Giertler Les programmations d’art contemporain dans les monuments historiques et les musées d’art ancien : évolution, étude de cas, légitimation et controverse (Mémoire de master 2 sous la direction d’Alain Chenevez, Université Pierre Mendès France, Grenoble, 2015).


  • Pour une mise en perspective, la tribune de Nathalie Heinich L’État face au marché de l’art : cinq questions au ministre (7 janvier 2011, libération.fr, consultable ici).

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