Ancien administrateur du palais Jacques Cœur, George Buisson a eu la gentillesse de m'accorder un entretien il y a de cela quelques mois. Au cours de cette discussion, il m'a décrit son expérience passionnante au sein de ce monument chargé d'histoire. Le palais Jacques Cœur, construit au XVe siècle, fût la demeure de l'argentier du roi Charles VII, un personnage dont le destin tragique et mystérieux continue de susciter l'interêt des amateurs de grande et petites (H)istoire(s). Chargé de faire vivre ce monument exceptionnel, George Buisson, fidèle à son attrait pour la création, a cherché à y introduire l'art d'aujourd'hui, sous ses formes les plus diverses...

G.B. : Dans quel contexte avez-vous été amené à exercer la fonction d’administrateur du palais Jacques Cœur ?
G.B. : Étant issu du spectacle vivant, j’ai un parcours très atypique par rapport à la gestion habituelle des monuments historiques. J’ai en effet pendant longtemps été directeur de scène nationale. En 2000, la Caisse des monuments historiques est devenue un établissement public, le Centre des monuments nationaux. Jacques Renard fut nommé à sa présidence, avec l’objectif de repenser la politique des lieux gérés par cette institution. Il a souhaité diversifier les origines des administrateurs des monuments nationaux, en faisant appel à des gens ayant généralement un cursus lié aux milieux artistiques. À l’époque, les réactions à l’investiture de Jacques Renard ont été très violentes. Une terrible campagne de presse fut menée, à l’instigation du Figaro notamment. Jacques Renard a finalement démissionné de ses fonctions au bout de deux ans. On lui reprocha beaucoup, entre autres, d’avoir confié à un artiste contemporain l’aménagement de la grande salle de l’hôtel de Sully, et d’avoir nommé à l’administration des monuments des gens perçus tels que moi, perçus comme illégitimes. Je ne m’attendais personnellement pas du tout à cela. Mes pairs et moi étions perçus comme les pourfendeurs de la beauté ancestrale du patrimoine, quasiment des profanateurs de lieux sacralisés. Nous avons dû nous battre pour affirmer l’intérêt de reposer le rapport à l’art d’une autre manière que dans les lieux ayant exclusivement cette vocation. Nous sentions bien que le patrimoine n’avait pas cette vocation première, mais qu’il pouvait être une potentialité pour ce faire. Tout ce contexte un peu douloureux a en tout cas permis de comprendre qu’il y avait de la réflexion à mener et de la justesse à avoir.
G.B. : Comment la question de l'introduction de la création actuelle au sein de ce monument s'est elle imposée à vous ?
G.B. : Je me suis rendu compte très vite que les lieux du patrimoine ont été « contemporains » à l’époque où ils ont été bâtis. Les documents relatifs à la construction du palais Jacques Cœur montrent bien à quel point cet édifice a été moderne en son temps, et a eu sans doute un certain retentissement local. Cette architecture est en avance sur son temps, et annonciatrice de la Renaissance. Par ailleurs, on oublie aussi que le temps ne se fige pas à l’intérieur des monuments. Le palais Jacques Cœur est à la fois du XVe, du XVIe, du XVIIIe et du XIXe siècle. Mais les seules occurrences d’acceptation de l’époque contemporaine sont en fait totalement hypocrites : elles correspondent à des innovations technologiques telles que l’électricité, le chauffage… Il m’a semblé évident que si Jacques Cœur vivait encore, il ne laisserait pas son époque à la porte. Dans l’imaginaire collectif, tout ce qui est ancien est beau, contrairement à tout ce qui est d’aujourd’hui. Je pense que c’est une idée particulièrement répandue en France. Dans le palais, on peut pourtant trouver des aménagements de peinture XIXe qui à mon sens ne sont pas d’une qualité remarquable..
“ Les lieux du patrimoine ont été « contemporains » à l’époque où ils ont été bâtis. Il m’a semblé évident que si Jacques Cœur vivait encore, il ne laisserait pas son époque à la porte. “
G.B. : Quelle place avez-vous alors choisi d'accorder aux artistes contemporains ?
G.B. : Le métier que j’ai exercé toute ma vie m’a mis en relation constante avec des artistes et des publics. Ce dialogue, que j’ai toujours essayé d’entretenir, m’a fait comprendre que l’on avait d’une certaine façon condamné l’artiste au chef-d’œuvre. Le créateur doit faire aboutir sa création, selon un processus presque magique. Mon expérience m’a enseigné que le cheminement artistique est en fait beaucoup plus complexe et évolutif que l’on pourrait le croire. Je me suis immédiatement dit que les lieux patrimoniaux seraient des espaces d’expérimentation extraordinaires. Ils ne seraient pas des lieux de l’aboutissement, comme peuvent l’être une scène de théâtre ou une galerie d’art contemporain, mais des laboratoires de l’art en mouvement. Je me suis très vite rendu compte que mon dialogue avec les artistes changeait radicalement de ce à quoi j’avais été jusqu’alors habitué. Lorsque j’étais directeur de scène nationale, les artistes se présentaient à moi, devaient me convaincre du bien-fondé de leur proposition, puis arrivait l’œuvre, déjà achevée, et la présentation au public. C’est quelque chose de totalement différent qui s’est joué avec le palais Jacques Cœur. Nous étions tous dans un dialogue constant. J’ai très vite compris que dans toute relation avec un artiste dans le cadre du patrimoine, il ne fallait absolument pas que le lieu patrimonial s’excuse d’être là, et que l’artiste ne tienne pas compte de ce dernier. Comme les édifices sont eux aussi des œuvres d’art, ne serait-ce que sur le plan architectural, l’artiste se retrouvait dans une situation de confrontation absolument passionnante. C’est dans toute la complexité de cette confrontation que je trouvais pertinent de situer cette recherche pour l’artiste lui-même, qui était amené à considérer le monument comme un lieu de ressource, qui agissait sur son univers créatif. Inversement, par la proposition mise en œuvre, le lieu se trouvait lui aussi mis en questionnement. Cette dualité m’a semblé très intéressante pour réinventer des rythmes de travail, des processus, et échapper à tout acte de création définitive.
“ Les monuments sont des espaces d’expérimentation extraordinaires. Ils ne sont pas des lieux de l’aboutissement, comme peuvent l’être une scène de théâtre ou une galerie d’art contemporain, mais des laboratoires de l’art en mouvement.“
G.B. : D'après votre expérience, quel peut être l'apport de la création pour les lieux du patrimoine ?
G.B. : Je pense, pour commencer, que la création dans un monument historique ne peut en aucun cas être définitive. Elle ne peut être qu’inscrite dans une durée limitée. Une fois mise en place, elle produit énormément de choses. La première est un renouvellement de la perception du lieu concerné. Lorsqu’il se trouve interrogé par une proposition artistique, l’édifice est ressenti de façon totalement différente. Le monument, qui est l’archétype de la chose définitive et immobile, se met à vibrer, à exister autrement. Ceci m’a vraiment semblé passionnant. Cela n’a pas été très difficile de convaincre des artistes de différentes disciplines de m’accompagner dans ces recherches. C’était à la fois très difficile pour eux, mais aussi rassurant. Ils ne partaient en effet pas de rien. Je disais aux artistes que je rencontrais que je ne voulais pas ici quelque chose qui puisse exister partout ailleurs. C'est d’ailleurs pour cela que je n'ai jamais organisé d’exposition à proprement parler, à partir d’œuvres que j'aurais repérées ailleurs et que j’aurais souhaité faire entrer dans le palais. Cet espace ne devait être considéré ni comme une scène nationale, ni comme une galerie sur les cimaises de laquelle viendrait s’accrocher n’importe quelle œuvre d’art. Les artistes devaient en quelque sorte se faufiler dans l’aspect physique du monument, mais aussi dans son imaginaire. Un monument est en effet à la fois un patrimoine matériel et immatériel, par les émotions qu’il suscite et les histoires qu’il raconte. Il y a d’ailleurs eu au début de ce questionnement sur la création dans les lieux patrimoniaux des propositions qui n’ont pas été réussies. Il faut que la présence du monument agisse sur l’œuvre d’art dans la manière dont le public la perçoit. Lorsque l’on est dans un lieu patrimonial, je suis persuadé qu’il y a en fait une nécessité absolue d’avoir des œuvres toujours crées spécialement pour l’occasion, et qu’il faut savoir laisser carte blanche aux artistes. Il y a toujours une possibilité d’exception, bien sûr. Ce qui est intéressant reste le sens, dans ce type de démarche. Par exemple, j’ai travaillé avec une photographe contemporaine Italienne du nom de Paola de Pietri, fascinée par l’aspect immatériel du palais. Elle était en particulier subjuguée par le tableau représentant Agnès Sorel, et avait réalisé tout un travail sur les femmes allaitant, que nous avions placé dans le cheminement du palais, à la manière de tableaux que le maître des lieux aurait pu accrocher dans sa maison. C’était d’une incroyable beauté. Bien sûr, l’important n’était pas tant de mettre ces photographies dans le monument que de montrer l’imaginaire auquel renvoyait ce lieu dans l’esprit de l’artiste, de façon à créer un trait d’union entre notre époque et celle de Jacques Cœur.
“ Lorsqu’il se trouve interrogé par une proposition artistique, le monument, qui est l’archétype de la chose définitive et immobile, se met à vibrer, à exister autrement.“
G.B. : Quel(s) lien(s) avez-vous cherché à établir avec le public du palais, à qui était destinée cette programmation culturelle ?
G.B. : J’avais mis en place un dispositif que j'avais intitulé : « les parcours artistiques ». Il s’agissait de cheminements dans le monument, organisé pour un groupe de public (essentiellement scolaire), accompagné par l’artiste. Le public devenait acteur du monument, à partir du questionnement artistique proposé par les créateurs. L’idée était de travailler dans l’urgence : le public concerné était présent avec l’artiste deux ou trois jours dans le monument, pendant lesquels un atelier artistique devait donner lieu à une esquisse, quelque chose d’inabouti, que nous proposions ensuite aux visiteurs du palais. Au lieu d'une visite traditionnelle passive du monument, le public (souvent des enfants) en devenait un acteur à part entière. Ceci modifiait considérablement, et dans la durée, le rapport que chacun entretenait avec l’édifice. Subitement, le monument s’était inscrit en eux de façon très particulière. J’ai rencontré dernièrement une jeune danseuse qui m’a confié que sa passion pour la danse venait d'un parcours artistique dansé auquel elle avait participé. Cela m’a fait très plaisir, même si je me doute bien que tous les enfants n'ont pas été influencés à ce point par ce type d’expérience. Je pense en tout cas que le rapport à l'œuvre d’art ne doit en aucun cas être passif. Ici, l’artiste transmettait aux enfants sa perception du monument, la façon dont celui-ci agissait sur lui. C'était à partir de cela que se déclinait tout le travail mis en place avec le public. Nous avons mené ce type de projet dans tous les domaines, pendant des années. Ce fut toujours des expériences formidables, que ce soit pour le monument ou pour les visiteurs. J’avais remarqué que paradoxalement, les habitants de Bourges s'intéressaient peu au palais Jacques Cœur. Y faire intervenir de l’art était l'occasion, pour les gens locaux, de revenir le visiter, et de redécouvrir leur propre patrimoine. L’important est ainsi devenu la réinterpellation constante de la façon dont chacun percevait ce lieu. On m’a souvent demandé quelle a pu être la différence entre faire vivre un théâtre et un lieu patrimonial. Pour moi, c’est une affaire de légitimité. Un théâtre n’a jamais aucune légitimité : c’est un lieu perçu comme élitiste, refermé sur lui-même. Au contraire, un monument possède une légitimité incroyable, car il a toujours été là. Il fait partie intégrante de la ville, du territoire. C’est un repère rassurant et familier pour les gens. Cette légitimité déteint en quelque sorte sur la proposition. Il existe ainsi tout un public prêt à se rendre beaucoup plus facilement dans un lieu du patrimoine présentant une proposition artistique que dans un lieu habituellement destiné à la culture. Beaucoup de gens m’ont aussi assuré que j’avais « rouvert » le monument. Je me suis rendu compte que cela voulait en fait dire que je leur avais donné l'occasion d’y revenir régulièrement. Il n’y a pas nécessairement de raison de venir visiter un monument immobile, immuable. Au contraire, s'il s’y passe des choses, cela suscite l’intérêt des gens l’ayant déjà visité une fois. Pour le public du territoire, même s'il existait dans la mémoire collective, le palais Jacques Cœur était soit oublié après une première visite, soit carrément inconnu. C’est en quelque sorte la même chose que dans le cas des Parisiens qui ne sont jamais montés sur la tour Eiffel. Pour le public de passage, c’est par contre quelque chose de totalement différent. C’est là que l’on peut alors avoir des réactions très violentes. Heureusement qu’on ne leur confie qu’un stylo sur un livre d’or, car s’il s’agissait d'une arme, il y aurait des morts ! On en revient alors à l’idée que tout ce qui est contemporain est moche. La notion de profanation entre en jeu, comme si le patrimoine était constitué d'objets sacrés. Je pense que la conservation a provoqué des choses terribles, quasiment criminelles, à force de ne pas accepter la pénétration de notre époque dans les lieux patrimoniaux. Il faut bien entendu prendre des précautions, mais il n’y a à mon sens aucune raison de refuser que le XXe et le XXIe siècle entrent dans ces lieux. Ces espaces étaient des lieux de vie, pourquoi vouloir les figer définitivement ? En revanche, transformer le palais Jacques Cœur en galerie d'exposition me semblerait une erreur impardonnable ! Il faut un dialogue, un cheminement, un respect mutuel, et non une instrumentalisation de l'un par l’autre.
“ transformer le palais Jacques Cœur en galerie d'exposition me semblerait une erreur impardonnable. Il faut un dialogue, un cheminement, un respect mutuel, et non une instrumentalisation de l'un par l’autre. “
G.B. L’intérêt de l’art contemporain n’est-il pas aussi, dans une certaine mesure, d’habiter ce lieu vide de tout ameublement ?
G.B. : C’est vrai que palais Jacques Cœur est « vide ». Mais ce n'est qu’une impression, car il contient en vérité une multitude de choses que personne ne remarque. C’est un véritable livre d’images, où tout est dit, expliqué dans les décors sculptés. Par exemple, le palais est plein d'anges, qui avaient été photographiés par Michel Zoladz pour une grande exposition que nous avions organisée. Subitement, les gens ont redécouvert une multitude de détails que tous avaient perdu l’habitude d’observer, ou qu’ils n’avaient tout simplement jamais remarqués. L’acte artistique peut ainsi être un acte révélateur.
Beaucoup de gens ignorent certaines parties de l'histoire du palais, porteuse d’un imaginaire très puissant. C’est un lieu immatériel extraordinaire, un endroit dans lequel l'imaginaire peut se laisser aller. L'histoire de Jacques Cœur elle-même est absolument romanesque et très mystérieuse, du fait du peu d’informations dont on dispose. Le palais du XIXe véhicule un autre imaginaire, tout aussi puissant. C'est dans cette maison devenue palais de justice que l'amant de George Sand a plaidé la séparation de corps et de biens de sa maîtresse d’avec son mari. C'est aussi là qu'ont été jugés Barbès et Blanqui, qui sont aujourd’hui sur les plaques de nos rues. C’est tout de même une histoire très forte ! Ce n’est certainement pas en le figeant par des œuvres d’art ou du mobilier contemporain de son époque que l’on parviendra le mieux à retransmettre tout cet imaginaire. D’ailleurs, à quelle époque se référer ? C’est un édifice autant du XVe que du XIXe siècle, et les histoires extraordinaires qu'il raconte sont aussi de toutes les époques. Je pense que c’est justement là que la création contemporaine peut avoir toute sa pertinence. On pourrait par exemple commander à une équipe d’écrivains une narration de cette histoire, que les gens pourraient écouter pendant leur visite. J’avais moi-même commandé à un dramaturge une pièce de théâtre portant sur le procès des principaux accusés de l’insurrection du 15 mai 1848. Nous avons donné en lecture ce texte, intitulé Le procès d’un grand rêve, et je me suis rendu compte que les gens découvraient pour beaucoup cette partie de l’histoire du palais, dont personne ne leur avait jamais parlé ! L’art a ici été un révélateur extraordinaire de l'histoire et de l'imaginaire du palais. Soudainement, le monument se trouvait ainsi ressenti et pensé d'une nouvelle façon. Je pense que c'est vraiment la philosophie de l’avenir. À mon sens, ces lieux pourraient être beaucoup plus ouverts à la création qu'ils ne le sont actuellement. Cela irait dans le sens de la résolution des grandes difficultés auxquelles sont confrontés les secteurs artistiques aujourd’hui en France ; je pense notamment aux compagnies de théâtre. Les régions, l'État, devraient aider les artistes à se confronter aux monuments. Il s'agit là de faire dialoguer la richesse du passé patrimonial avec l’avenir de la création. Sur la grande question politique de l'aménagement du territoire et de la création artistique, le patrimoine pourrait jouer un rôle extraordinaire, car il est absolument partout ! Cela aiderait aussi ces lieux à survivre, tout simplement. Nous utilisions à ce titre une expression assez belle : « réveiller la belle endormie »… Qui sont les seuls à même de la réveiller, si ce ne sont les artistes ?
Merci encore à George Buisson pour cet entretien.
G.B.
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