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Entretien avec Jacques Perconte

Photo du rédacteur: Gaultier BoivineauGaultier Boivineau


    En 2014, Mistral, un film génératif prenant pour sujet les gorges de l’Ardèche, fût projeté pendant un peu moins d’un mois sous les voûtes de la sacristie du Collège des Bernardins. Hypnotique et pleine de poésie, cette oeuvre contemplative se voulait une « ouverture sur un espace intérieur »... Conçue grâce à des techniques de compression de l’image, elle s’offrait au regard dans une singulière et constante oscillation entre l’abstraction et le figuratif. J’ai eu le plaisir de discuter longuement avec Jacques Perconte, qui m’a narré son parcours, ses réflexions d’artiste et l’histoire de cette œuvre étonnante…





G.B. : Pourrais-tu me décrire ton travail, en quelques mots ?


J.P. : Depuis maintenant dix ans, je produis des films, que je considère comme des portraits de lieux, généralement naturels — je n’ai encore jamais réalisé le portrait d’une personne. J’ai toujours un lien personnel avec les lieux que je filme : je les découvre, les apprécie et j’ai envie de les raconter. Je ramène dans ces lieux une dimension invisible, en montrant des formes exprimant leur dynamique, d’une certaine manière. Mes oeuvres ont aussi une dimension technique très importante. Le rapport entre le fond et la forme est important dans mon travail. Mes films ont plusieurs formes : ils peuvent être finis ou infinis. Globalement, ils sont infinis lorsqu’ils sont exposés et finis lorsque je les projette dans une salle de cinéma.



G.B. : Quelle place accordes-tu à la peinture dans ta pratique ?


J.P. : Je dois avouer que j’aime beaucoup la peinture. Je me déplace plus facilement pour une exposition de peinture que pour tout autre chose. Il y a quelque chose dans le rapport de la peinture avec la matérialité des choses qui me touche beaucoup. Il a été à un moment donné question de faire des outils que j’avais à ma disposition (l’informatique et la vidéo, donc) des moyens de produire quelque chose qui nous lie à la matière, nous donne une expérience sensible des images. Je voulais que mes oeuvres évoquent des impressions, des sensations, grâce à une plasticité spécifique au médium informatique. C’est ainsi que la question picturale est devenue fondamentale dans mes oeuvres. Toutefois, je dois préciser que je lie mon travail à la peinture beaucoup moins littéralement — et parfois même grossièrement — que beaucoup de gens qui écrivent sur ce que je fais. Mes oeuvres ressemblent à de la peinture, certes, mais je ne suis pas sûr que cela soit ce que je cherche vraiment, au fond. En tout cas, je ne cherche absolument pas à faire de la peinture numérique. Ce que j’aime le plus dans mon travail, c’est filmer. Je me sens beaucoup plus cinéaste que peintre.



G.B. : Peux-tu malgré tout dire quelques mots de la dimension technique de tes oeuvres ?


J.P. : En règle générale, on me pose énormément de questions sur ma technique, mais cela n’a pour moi pas tellement d’intérêt de l’expliquer, d’autant que beaucoup de gens n’y comprennent de toute manière absolument rien. La question que je pose n’est pas la domination de la technique. Puisque nous sommes dans le domaine de l’informatique, n’importe qui maîtrisant le procédé est potentiellement capable de produire la même chose que moi. Mes images sont des erreurs, ce qui compte c’est donc de « mal faire », mais à sa façon, et non en appliquant un procédé identique au mien. En outre, je répète tout le temps que ce qui compte le plus pour moi, c’est le moment où je filme, et non la déformation postérieure de mes images par l’informatique. La particularité de mes images vient vraiment de ce que je filme et de comment je le filme. C’est quelque chose qui reste malgré tout difficile à comprendre pour les gens, qui ne voient la magie de mon travail que dans sa dimension informatique. Pourtant, pour faire un parallèle avec la peinture, c’est au moment de la prise des images que survient mon coup de pinceau personnel.


Mes images sont des erreurs, ce qui compte c’est donc de « mal faire », mais à sa façon, et non en appliquant un procédé identique au mien.


G.B. : Pourquoi travailler sur l’« erreur » numérique ?


J.P. : Ma posture est de montrer que les outils, faits de telle manière pour produire tel type d’images standardisées, ont aussi un tout autre potentiel que l’art peut exploiter. Mon objectif est de faire changer le statut des « erreurs » qui constituent tout mon travail. Parfois, les techniciens qui reçoivent mes films dans les cinémas ont l’impression que quelque chose ne fonctionne pas correctement, ce qui est assez amusant. La même chose arrive aux imprimeurs, qui ont l’impression que le fichier image est corrompu… C’est assez drôle de constater que ces oeuvres restent des erreurs pour beaucoup de gens.



G.B. : Il y a une tension manifeste entre nature et technologie dans tes oeuvre…


J.P. : Effectivement, il y a un mouvement de va-et-vient constant entre l’abstraction du numérique et le retour des images réelles, telles que je les ai filmées. On oscille ainsi sans arrêt entre deux choses. D’une part, se trouve la dimension technique de l’image, qui entraîne le regard et l’esprit dans la machine, impose son régime en écrasant la perception. D’autre part, on a ma gestuelle de cinéaste, accompagnant la prise des images de la nature. Dans la pièce du collège des Bernardins, par exemple, on dérive sur un canoë, ce qui implique donc une manière de filmer très particulière : c’est la rivière, le vent, qui décident de comment sont filmées les images. Je dirais que ce va-et-vient produit tout un jeu de tension et de relâchement qui influe directement sur nos percepts.





G.B. : Comment as-tu été amené à exposer au Collège des Bernardins ?


J.P. : J’ai découvert ce lieu par l’intermédiaire d’un ami, qui m’y emmena il y a quelques années pour voir l’exposition de Céleste Boursier Mougenot. C’était une installation vidéo, qui ne m’avait pas très convaincu, mais le lieu en revanche m’avait paru extraordinaire. Je me suis immédiatement dit que j’adorerais y exposer un jour. Par la suite, Rodolphe Olcèse, un autre de mes amis (qui est aussi mon producteur) y a programmé à plusieurs reprises mes films. J’ai eu ainsi l’occasion de rencontrer les gens du Collège, à qui j’ai écrit dix lignes d’un projet d’installation vidéo. Ils m’ont recontacté deux ans plus tard pour que ce projet se concrétise. Comme on m’avait laissé carte blanche, et que je travaillais à ce moment-là sur un autre projet d’exposition dans le Gars autours de trois rivières, j’ai décidé de prolonger le travail que j’avais justement en cours. C’est sur l’Ardèche que j’ai le plus travaillé, j’ai donc eu très envie de l’introduire aussi dans le Collège des Bernardins. J’avoue que je n’aime pas faire des choses trop différentes en même temps, ça m’a paru donc logique de connecter ces deux projets, qui par un heureux hasard, avaient l’un et l’autre pour cadre des édifices médiévaux.



G.B. : As-tu cherché à connaître l’histoire du Collège ?


J.P. : À chacune de mes expositions je me documente sur le lieu dans lequel je travaille. J’avais depuis l’époque de mes premières projections effectué mes propres recherches sur le Collège des Bernardins. Je dois dire que ça n’a pas été très laborieux, puisque j’adore les lieux d’histoire, en particulier les édifices cultuels, qui me fascinent. J’en ai ensuite discuté un peu avec les gens du Collège, qui n’ont finalement pas eu besoin de m’enseigner grand-chose.



G.B. : Comment cette oeuvre est-elle conçue ?


J.P. : Mistral est une projection de dix mètres de haut. Pour obtenir le contour exact de l’arcade, l’image est redessinée par un cache — il y a donc toute une zone de noir projetée autour de l’image, qui ne se voit pas. Sur le plan technique, je filme, puis j’abîme les images en les compressant pour qu’elles soient plus légères ou plus lourdes, ce qui me permet de jouer avec la façon dont les blocs se construisent et se déconstruisent au sein de l’image, la façon dont la couleur est pondérée, codifiée, etc. Il y a des centaines de paramètres possibles sur lesquels influer lorsque l’on touche à la compression de l’image.



G.B. : Pourquoi avoir choisi le titre Mistral ?


J.P. : L’exposition du prieuré Saint-Pierre s’appelle Mistrau e agio douço, ce qui signifie « mistral et eau douce » en gascon. Je voulais aussi appeler la pièce des Bernardins Mistrau, mais on m’a plutôt proposé la version française, pour que les gens comprennent de quoi il s’agit — ce qui ne m’a en outre pas dérangé du tout. Le vent est ce qui guide cette pièce, puisque c’est lui qui décide des mouvements du canoë sur la rivière. Sans vent, pas de courant ; le bateau file droit. Mais dès que la brise se lève, la rivière entraîne le canoë, et les mouvements de la caméra changent. C’est aussi le vent qui fait ondoyer l’eau, bouger les arbres et tout le reste de l’environnement que je filme. C’est en fait lui qui dicte toute l’œuvre : à la fois sa forme, par les mouvements qu’il impose à la caméra, et son sujet, par son impact sur tout ce qui est dans le champ de l’image. Ce titre a pu faire penser certains au souffle de la sacristie, comme une respiration du lieu. Je ne considère pas cette interprétation comme illégitime, même si je n’ai certainement pas cherché à incarner un « souffle divin » de ce lieu spirituel. La seule surinterprétation possible de mon oeuvre serait de la détourner, pour en faire quelque chose de conceptuel.


C’est le vent qui dicte toute l’œuvre : à la fois sa forme, par les mouvements qu’il impose à la caméra, et son sujet, par son impact sur tout ce qui est dans le champ de l’image.


G.B. : Quelle a été l’influence du lieu dans la conception de la pièce des Bernardins ?


J.P. : Cette pièce a été réalisée spécifiquement pour le Collège des Bernardins, qui a donc eu une influence décisive sur tous les paramètres impliqués dans sa création. Il se trouve que la verticalité de la sacristie allait particulièrement bien avec les gorges de l’Ardèche. Je n’ai pas cherché à partir d’un matériel vidéo déjà existant, et je suis donc allé tourner de nouvelles images, en filmant cette fois à la verticale. Dès la prise des images, l’oeuvre était en dialogue avec la sacristie. Je pense que toute la force de la pièce venait de la puissance de la sacristie elle-même, de ses magnifiques arcs, de son volume extraordinaire… J’ai vraiment cherché à respecter l’écriture architecturale de ce lieu en projetant une image épousant le tracé d’un arc brisé et j’ai même fait découper des caches occultant la lumière qui adoptaient la forme exacte des baies. Le fait de projeter directement sur la pierre a été aussi très important pour moi. La pierre était visible en se rapprochant de l’image, et à certains moments de « relâchement » de l’oeuvre. Selon un jeu de va-et-vient, il arrivait que l’image devienne très sombre, s’effaçant ainsi pour laisser apparaître le mur dans toute sa matérialité. Ce rapport entre l’oeuvre et le lieu fût vraiment déterminant pour moi. Ce qui m’intéresse en effet, c’est de construire une relation avec lui, et non d’y mettre simplement quelque chose.



G.B. : Quel a été le destin de cette oeuvre, si liée à son lieu d’exposition ?


J.P. : Rien ! Elle est sauvegardée sur une clef USB, comme toutes mes oeuvres, que je conserve sur des disques durs et sur un serveur sécurisé à l’étranger. Un jour, on m’a proposé de montrer cette pièce dans un lieu qui n’était pas une église, et j’ai immédiatement refusé. Il est hors de question d’exposer cette oeuvre sur un mur blanc, où elle n’aurait tout simplement aucune place. Cette pièce est chargée de quelque chose, elle est précieuse, et doit donc être accueillie dans des conditions particulières. L’espace traditionnel de la galerie ou du musée en neutraliserait la substance même. J’aurais souhaité qu’elle soit un jour exposée dans un autre lieu cistercien, pour qu’elle raconte à nouveau son histoire, que se renoue cette relation avec un lieu, avec une énergie particulière, propre à l’architecture cistercienne, très austère, sérieuse, mais aussi très ouverte et spirituelle. J’ai moi-même très envie de qualifier mon film de « cistercien », mais je reconnais qu’il est sans doute un peu trop psychédélique pour l’être !


Un jour, on m’a proposé de montrer cette pièce dans un lieu qui n’était pas une église, et j’ai immédiatement refusé. Il est hors de question d’exposer cette oeuvre sur un mur blanc, où elle n’aurait tout simplement aucune place.


G.B. : Qu’as-tu pensé de cette expérience d’exposition dans un monument historique ?


J.P. : J’ai déjà eu l’occasion de projeter sur de la pierre, mais c’était ma première véritable expérience d’exposition dans un monument si ancien. Ça reste pour moi ma plus belle exposition, et ma plus belle expérience personnelle. J’en garde un excellent souvenir, lié à la relation extraordinaire que le lieu a eu avec la pièce. Le Collège des Bernardins a accueilli cette oeuvre de façon exceptionnelle, tout a été mis en oeuvre pour que les choses se passent. Ça a été aussi une occasion de réinterroger mon propre travail. Il m’arrive souvent de faire des choses que je déteste, non pas parce que mes pièces sont ratées, mais parce que celles-ci sont tout simplement mal exposées. Dans les musées ou les galeries, les expositions se succèdent selon des logiques presque industrielles, sans qu’il existe aucun particularisme dans la relation lieu/oeuvre, qui pourtant est essentielle. Au Collège des Bernardins, au contraire, on cherche à faire du lien entre les oeuvres, l’espace, et les gens. On est dans une vraie démarche d’accueil, de générosité, et je pense que c’est crucial.


Je remercie Jacques Perconte pour m’avoir accordé cette enrichissante interview.


G.B.


 

ET POUR LES CURIEUX...


  • De très nombreux extraits des films de l'artiste sont visibles sur son site internet, disponible ici.


  • Vous pouvez écouter ici une de ses conférences, en faisant un petit effort d'imagination...

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