Entre le 6 juin 2015 et le 31 mai 2017, une oeuvre in situ étonnante pouvait s'observer dans les caves de l'abbaye de Fontevraud. Fruit d'un travail de résidence, La Crypte des effraies de Julien Salaud est conçue en écho au Fleuve Céleste, installé dans les caves de la Maison Ackerman. Ces deux installations féériques sont le résultat d’un travail de dessin minutieux, à partir de simples fils de coton tendus entre des clous. À la manière d’une immense toile d’araignée figurative, ces œuvres se dévoilent sous la lumière d’un éclairage sensible à la couleur blanche. Passionné par les liens unissant l’homme à la nature, Julien Salaud y exprime son rapport sensible à l’écologie, qu’il perçoit comme riche de poésie, mystérieuse et propice à la magie. C'est un fleuve peuplé de créatures multiples qu'il fît couler dans les sous-sols d'Ackerman, tandis que sous les voûtes médiévales de Fontevraud, s'est déployé un bestiaire fantastique nourri de références picturales, dominé par le motif de la chouette effraie. Petit retour sur cette expérience d'exposition insolite...

“Je suis toujours très partant pour travailler dans les lieux d’Histoire. Mon travail se prête relativement bien à ces espaces assez insolites. ”
G.B. : Pourriez-vous me présenter votre travail en quelques mots ?
J.S. : Mon travail tourne autour de l’écologie, entendue comme fonctionnant plutôt avec l’imaginaire qu’avec la logique et la science. Je pars du principe que l’on prend soin des choses parce qu’on les aime, et c’est donc pour cela que j’essaye de travailler sur les sentiments que l’on peut développer à l’égard de la nature. Mon approche de l’écologie est plus sous-tendue par des légendes que par la science. Bien qu’absolument nécessaire, je pense que la science ne comble pas la question de l’affect, qui me semble tout à fait importante, et que j’essaye donc d’aborder dans mon travail.
G.B. : Comment avez-vous été amené à exposer à l’abbaye de Fontevraud ? Connaissiez-vous ce lieu préalablement ?
J.S.: Je suis toujours très partant pour travailler dans les lieux d’Histoire : j’investis assez régulièrement des châteaux, des abbayes, des caves… Mon travail se prête relativement bien à ces espaces assez insolites. Le projet de Fontevraud s’est présenté à moi alors que j’étais lauréat d’un concours lancé par la maison Ackerman, se trouvant non loin de l’abbaye. Ce projet avait été pensé dès le début comme une collaboration entre Ackerman et Fontevraud. J’ai ainsi réalisé ma première installation au début de l’année 2015 dans les caves Ackerman, qui sont un équivalent de celles de Fontevraud, mais en bien plus immenses. Pour appuyer la collaboration entre les deux lieux, les responsables de l’abbaye m’ont commandé la réalisation d’une installation analogue, mais d’une taille plus réduite. Le projet est ainsi né de façon corrélative à celui d’Ackerman.
G.B. : Quelle était exactement la nature de l’espace que vous aviez investi ?
J.S. : Il s’agissait des caves de l’abbaye, qui constituaient anciennement un espace de stockage. Cet espace n’était toutefois plus utilisé depuis très longtemps, et la visite en avait été fermée au public.
G.B. : Dans quelle mesure cette œuvre a-t-elle découlé de votre expérience du lieu ?
J.S. : J’ai logé à Fontevraud au cours des cinq semaines pendant lesquelles a été réalisée l’installation dans les caves d’Ackerman. Mon équipe et moi en avons ainsi profité pour faire quelques promenades nocturnes dans l’abbaye, ce qui a bien sûr été une expérience tout à fait privilégiée. Ceci m’a permis d’apprendre à connaitre les lieux, tandis que le personnel m’en a fait découvrir la partie historique. Comme l’abbaye comprend une part de mysticisme important, j’ai décidé de jouer sur cette dimension. Mon geste s’est articulé autour de références à la peinture classique, au travers du thème de la chouette. L’abbaye de Fontevraud est en effet habitée, à la nuit tombée, par de très nombreuses chouettes hulottes et effraies. Le nom de La Crypte des effraies y fait bien sûr directement référence.
“ Mon geste s’est articulé autour de références à la peinture classique, au travers du thème de la chouette. L’abbaye de Fontevraud est en effet habitée, à la nuit tombée, par de très nombreuses chouettes hulottes et effraies.“
G.B. : Vous n’avez donc pas tellement cherché à vous appuyer sur une connaissance historique de l’abbaye ?
J.S. : Absolument. Je ne pense pas qu’il soit forcément nécessaire de renforcer cet aspect. J’ai par ailleurs une certaine chance, car sur ce genre de projet, on me laisse en général carte blanche…
G.B. : Pensez-vous que la carte blanche soit une condition nécessaire à toute intervention dans ce type de lieu ?
J.S. : Cela dépend complètement de la démarche de travail des artistes eux-mêmes, qui peut tout à fait varier. En ce qui me concerne, je travaille en général toujours en fonction du lieu. Je viens le découvrir, sans savoir vraiment ce que je vais y faire, puis les choses se dessinent progressivement. Dans mon cas, l’anticipation ne fonctionne pas. J’en ai fait l’expérience récemment : on m’avait commandé un projet sur maquette, qui rendait beaucoup mieux en miniature qu’en vrai. C’est ma manière de fonctionner, mais je sais que certains artistes préfèrent convoquer de multiples références historiques… Il y a sans doute autant d’écoles différentes que d’artistes.
G.B. : Avez-vous eu à gérer des contraintes inhérentes au caractère historique de cet espace ?
J.S. : Je n’ai eu aucune contrainte, sinon celles inhérentes aux caractéristiques physiques des lieux eux-mêmes. Les murs étaient dans un état assez catastrophique, et c’est pour cela que l’on m’a permis d’y planter des clous. Certaines salles tiennent mieux car les murs sont plus sains, mais dans d’autres, l’installation s’est vraiment dégradée… C’est en particulier le cas de la première salle, dans laquelle les murs se délitent littéralement du fait de l’humidité… Sur le deuxième dessin, certains motifs ont même étés supprimés par les membres de l’équipe, car tous les clous étaient en train de tomber les uns après les autres.
G.B. : Le délitement de l’installation n'est donc pas lié à la fréquentation du public ?
J.S. : Non, c’est vraiment inhérent au lieu lui-même et aux conditions climatiques très singulières de ce lieu. Je travaille avec du coton et tous les hivers, ce matériau a tendance à se détendre en raison de la hausse d’humidité. En été, au contraire, l’assèchement fait se tendre le fil, qui risque de rompre. Toutes ces fluctuations de températures et d’hygrométrie ont une influence néfaste sur la durabilité de l’installation. Ce n’est pas un milieu aseptisé mais naturel, qui intègre donc une part de contraintes climatologiques.
G.B. : Aviez-vous conscience de ces contraintes en installant à Fontevraud ?
J.S. : Tout à fait, et j’étais prêt à prendre ce risque-là. J’étais par ailleurs certain que l’installation serait en mesure de tenir au moins un an. Chez Ackerman, les murs sont plus sains, et l’installation est encore plus durable.
G.B. : Il ne vous est pas venu à l’idée de contrecarrer ce délitement prévisible par l’utilisation d’autres matériaux, moins sensibles au climat ?
J.S. : Non, car j’essaye de travailler avec des matériaux naturels, dans la mesure du possible. Par ailleurs, nous avons aussi des budgets de production limités, et le coton a l’avantage d’être bon marché. En outre, cette pièce était destinée à être éphémère, et il ne m’a donc pas semblé nécessaire de déployer un effort particulier en faveur de sa durabilité. J’aime que les travaux vivent, de toute manière.
G.B. : Avez-vous eu quelques échos de la réception de cette installation ?
J.S. : J’ai eu énormément d’échos, autant pour Fontevraud que pour Ackerman, que les gens vont en général découvrir également. Ces pièces fonctionnent très bien auprès du public. À Fontevraud, par ailleurs, les gens de l’hôtel ont l’avantage de pouvoir visiter les caves pendant la nuit, ce qui fait toujours un effet remarquable, notamment aux enfants. Ce que j’aime dans les monuments historiques, c’est que ces lieux sont déjà très chargés d’histoire. Cela constitue ainsi un terrain fertile au déploiement de l’imaginaire des gens, à partir du travail que je leur offre. J’ai réalisé ce genre d’installation dans des musées ou des galeries, sur des murs plats, dans un espace très neutre. Le lieu a ici décuplé l’efficacité du travail, tout en lui conférant une tout autre dimension, notamment au travers du volume.
“ J’ai réalisé ce genre d’installation dans des musées ou des galeries, sur des murs plats, dans un espace très neutre. Le lieu a ici décuplé l’efficacité du travail, tout en lui conférant une tout autre dimension, notamment au travers du volume.“
G.B. : Pourquoi n’avoir pas investi plus l’espace des caves de Fontevraud ?
J.S. : Le travail de fils tendus est extrêmement chronophage. Si j’avais dû faire ce travail seul, j’y aurais passé au moins trois mois. Heureusement, j’ai pu travailler avec une équipe de six personnes, et nous avons monté l’installation en à peu près deux semaines. Je tiens à ce que mes collaborateurs, surtout s’ils sont bénévoles, n’aient pas à engager la moindre dépense. Il faut donc les nourrir, les loger, les transporter… Tout cela a bien sûr un coût. Si l’espace n’a pas été plus investi par l’installation, c’est donc surtout en raison de contraintes de temps et de budget.
G.B. : Selon vous, l’art contemporain peut-il apporter quelque chose aux lieux du patrimoine ? Réciproquement, quel intérêt y trouvez-vous ?
J.S. : Les expositions ont manifestement des effets positifs pour les monuments. Cela leur permet d’une part de se dépoussiérer, et d’autre part de porter des éclairages nouveaux sur leur histoire ou certaines de leurs spécificités. C’est le biais des images, et non des mots, qui est alors privilégié. Cela me semble être tout à fait efficace, car les images ont l’avantage de permettre une vraie liberté de pensée. Par ailleurs, je pense que tout simplement, en termes de fréquentation, les expositions ont une véritable utilité. Je pense que si Ackerman a sollicité mon intervention dans leurs caves, cela procédait d’une part d’une volonté de faire du mécénat d’art contemporain, et d’autre part d’un simple désir de rentabilité économique de ce lieu. Je pense que, ayant entendu parler de ce qui était en place dans les caves à champagne de Reims, l’idée de faire payer des entrées pour visiter cet espace désaffecté a dû leur paraître intéressante. Cela a permis d’augmenter la fréquentation du lieu, tout en générant des profits utiles à son entretien et à sa conservation. Du point de vue des artistes, il est évident que ce type d’expérience nous apporte beaucoup. Personnellement, cela me permet de développer des projets dans des conditions nouvelles, ce qui rend le travail toujours plus stimulant. Par ailleurs, un travail comme le mien redouble de puissance dans un site naturel ou un monument historique. À l’issue de cette exposition, d’autres monuments m’ont sollicité, et je suis ainsi en train de préparer une exposition pour le château de Cadillac, au sud de Bordeaux. C’est quelque chose que je n’ai encore jamais fait, cela promet d’être une expérience amusante !
Je remercie Julien Salaud pour m'avoir accordé cet entretien.
G.B.
POUR COMPLÉTER
Une intéressante interview de l'artiste à propos de La Crypte des effraies de Fontevraud :
Un petit reportage, tout aussi intéressant, à propos du Fleuve Céleste de la Maison Ackerman :
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