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Le Collège des Bernardins

Photo du rédacteur: Gaultier BoivineauGaultier Boivineau

     Au nord du quartier latin, entre la rue de Poissy et la rue de Pontoise, se dresse un ancien édifice cistercien à l’architecture austère et élégante : le Collège des Bernardins. Encore peu connu du grand public, ce lieu de rencontre et de savoir se distingue par sa programmation culturelle d’une remarquable richesse, mettant notamment à l’honneur la musique, le cinéma et l’art contemporain. Petit retour sur ses huit siècles d’histoire…



L'ORDRE CISTERCIEN


     Vers 550 après J.-C., Benoît de Nursie, abbé du Mont-Cassin, rédige une règle orientant la vie monastique vers l’austérité, le renoncement au monde, l’humilité, la prière et le travail manuel. D’une influence décisive sur la spiritualité chrétienne et l’organisation des Ordres réguliers, cette règle fondatrice est employée du VIIe au IXe siècle pour unifier la vie monastique. Dans la seconde moitié du XIe siècle, suite à l’élan de renouveau suscité par la réforme grégorienne, elle est à nouveau convoquée pour la fondation de l’Ordre Cistercien. Constatant les nombreuses entorses faites à la règle Bénédictine par les Clunisiens, Robert de Molesme, à la tête de quelques moines, décide de fonder en 1098 la première abbaye cistercienne. Établie dans l’alleu de Cîteaux, les moines y suivent strictement les principes édictés par Saint Benoit. Le travail manuel est ainsi rétabli, on vit dans le silence et la frugalité, l’habillement est modeste, l’architecture austère. Pauvreté, abnégation et dévotion deviennent les maîtres-mots régissant la vie au sein de l’Ordre Cistercien, qui verra son développement s’accélérer sous l’impulsion de Bernard de Clairvaux. Connu pour ses écrits, il est le fondateur de l’abbaye de Clairvaux, qu’il dirigea depuis sa fondation en juin 1115 jusqu’à sa mort, en 1153.



LA FONDATION DU COLLÈGE


     Considéré comme un tournant pour l’histoire de l’Ordre, le décès de Bernard de Clairvaux accompagne une série de mutations conduisant à un important développement des villes à la fin du XIIe siècle. Les centres économiques et culturels se déplacent progressivement vers les zones urbaines, accueillant une population et une activité de plus en plus foisonnantes. Paris devient à l’époque la capitale intellectuelle de l’Europe. Centre du pouvoir royal, ville densément peuplée et en permanente expansion, elle voit naître l’une des premières et des plus prestigieuses universités d’Occident, fruit de cette effervescence. Face à l’attractivité des villes, les Ordres religieux s’adaptent, et finissent par eux-mêmes y pénétrer. C’est ainsi qu’est fondé le Collège des Bernardins en 1245, par Étienne de Lexington, dix-neuvième abbé de Clairvaux. Malgré son attrait, Paris n’en reste pas moins une ville dotée de son lot de vices et de tentations, y rendant difficile l’établissement d’une communauté religieuse. Une bulle papale rédigée par Innocent IV, publiée le 5 janvier, permettra finalement cette fondation.


     L’achat des premiers terrains se fait en 1246. Le Collège sera construit sur la rive gauche, accueillant déjà les principaux centres intellectuels de la capitale. Déjà densément construit, l’espace urbain n’offre que peu de possibilités, et c’est donc un terrain alluvionnaire proche du canal de la Bièvre, le clos du Chardonnay, qui accueillit la construction. Agrandie par plusieurs acquisitions successives, la parcelle occupait une superficie totale de quatre hectares, délimités par la Seine au nord, et compris entre le quai de la Tournelle, la rue des Bernardins, la rue Saint-Victor et la rue de Fossés-Saint-Bernard. L’établissement, offrant pension et enseignement aux moines de l’Ordre, est érigé rapidement entre 1248 et 1251. Suivant un plan en quadrilatère comportant un jardin central, les différents corps de bâtiment se composaient d’un grand logis où dormaient, mangeaient et étudiaient les moines, d’une chapelle primitive et de divers édifices mal connus, aux affectations diverses : cuisines, logement de l’abbé et des visiteurs… Le bâtiment des moines, principal vestige du Collège, est un édifice caractéristique de l’architecture cistercienne, comme en attestent le peu de décor et la grande sobriété de ses formes et volumes. De proches parentés avec le bâtiment des convers de l’abbaye de Clairvaux peuvent être notamment remarquées. Daté du XIIe siècle, cet espace comprenait, comme aux Bernardins, un cellier surmontant un réfectoire, lui-même surmonté d’un étage de dortoir. Par opposition à l’architecture Clunisienne, c’est avant tout sur un principe de sobriété que repose l’édification de ces deux monuments.





APOGÉE ET DÉCLIN D'UN FOYER SPIRITUEL


     Le Collège des Bernardins devint rapidement l’un des foyers les plus dynamiques de la pensée cistercienne. Tout au long du XIVe siècle, il connut ainsi un remarquable rayonnement spirituel et intellectuel dans l’Europe entière, et forma des centaines de moines pendant presque cinq siècles et demi d’activité. Son éminence spirituelle et intellectuelle suscita rapidement l’intérêt de puissants protecteurs. En 1258, Alphonse de Poitiers, le frère du roi Louis IX, accepte le patronage du Collège et s’engage à lui verser une rente de 180 livres par an. Le Pape cistercien Benoît XII porta lui aussi une attention particulière à l’établissement, dont il fait mention dans une bulle de juillet 1335, dans laquelle il lui accorde le droit exclusif de recevoir les étudiants de toutes les communautés de l’Ordre. Il apportera aussi son aide financière pour l’érection d’une ambitieuse église, construite à partir de 1338 sur l’emplacement de la chapelle primitive. Le 24 mai, la première pierre en est posée par la reine Jeanne de Bourgogne elle-même, qui accorda au Collège une rente annuelle de 1 000 livres. Cet édifice sera complété par une sacristie érigée en 1360 par le cardinal de Curti, toujours visible aujourd’hui.


     L'influence du Collège est en baisse dès le XVe siècle, parallèlement au déclin de la scolastique, l’une des disciplines sur laquelle reposait l’enseignement médiéval. Perdant progressivement de son attractivité, l'établissement fait face à des problèmes financiers préoccupants. C’est ainsi qu’en 1512, la construction de l’église est définitivement abandonnée faute de moyens, après l’ajout de trois ultimes travées. En tout, seules neuf sur les quatorze prévues furent élevées — ce qui n’empêcha pas d’y pratiquer le culte, puisque la nef était fermée par un mur provisoire. S’alarmant de l’état de dégradation de certains édifices, le chapitre général de l’Ordre vote en 1699 un crédit de 25 000 livres devant permettre les réparations. Hélas, l’Ordre manque d’argent, si bien que seules 7 000 livres sont rassemblées. En 1749, ce sont cette fois 31 000 livres que l’on estime nécessaires à la réfection du Collège. Cette importante somme ne couvrira cependant pas l’intégralité des travaux, qui ne seront pas menés à leur terme. À l’occasion du percement des rues de Poissy et de Pontoise en 1772, une grande partie du jardin est vendue à la ville de Paris pour permettre la construction de la Halle aux Veaux, érigée deux ans plus tard. La Révolution Française met un terme à l’activité du Collège : aux premiers troubles publics, les étudiants regagnent leur monastère. L’année suivante, l'établissement est vendu et devient bien national. Le bâtiment des moines sert de fourrière à la préfecture de Paris. Par la suite, le grand logis est utilisé comme prison pour les détenus du château de la Tournelle, et les derniers occupants quittent les lieux le 1er février 1791, marquant ainsi la fin de cinq siècles de présence religieuse entre ces murs.



UN SIÈCLE D'OUBLI


     Au XIXe siècle, le Collège traverse une sombre période. Le bâtiment des moines et la sacristie connaissent divers emplois bien éloignés de leur fonction originelle : caserne municipale (1803), dépôt d’archives (1804), de sel (1806), magasin d’huile pour l’éclairage public (1810), de farine et de décors de fête (1820), caserne de pompiers (1842)… Ces différents usages transforment l’apparence du Collège : des portes sont percées entre les contreforts est pour permettre la circulation des marchandises, un escalier est ajouté dans l’angle nord-est de l’ancien logis… La modification la plus substantielle survient en 1845, lorsqu’est confié à l’architecte Jacques-Ignace Hittorff un projet de réaménagement du Collège. Ce dernier supprime le grand comble médiéval pour le remplacer par une toiture abaissée, complétée par un attique central néoclassique. À l’intérieur de l’édifice, des planchers intermédiaires sont également ajoutés pour créer un étage supplémentaire. Ces transformations soulèvent l’indignation du comte de Montalembert, déclarant dans un discours du 11 juillet 1845 prononcé devant la chambre des pairs : « On a peine à concevoir qu’une pareille dévastation ait pu être effectuée en 1845 sous les yeux des Inspecteurs généraux et de la commission des Monuments historiques et au moment où l’on vous demande des millions pour achever Saint-Ouen et sauver Notre-Dame. » En 1858, les derniers vestiges de l’église, détruite à partir de 1797, disparaissent sous le boulevard Saint-Germain.




     Les premières marques d’intérêt public apparaissent en 1867, date à laquelle Albert Lenoir publie plusieurs planches de restitution de l’édifice dans sa Statistique monumentale de Paris. Six ans plus tard, les premiers relevés sont établis à la demande du service des monuments historiques. En 1880, une campagne de fouilles est lancée, bientôt suivie d’une seconde. Le 10 février 1887, le Collège est finalement classé parmi les monuments historiques. En 1927 a lieu une tentative de déblaiement du cellier, comblé de terre dès le début du XIVe siècle. Cette zone est fouillée méthodiquement entre 1968 et 1974. Peu après, les restes de l’église sont mis au jour lors de la création d’un parking sur le boulevard Saint-Germain.




LA RESTAURATION DU COLLÈGE


     Après une nouvelle période d’abandon dans les années 1990, l’édifice est acheté en 2001 par le diocèse de Paris, sous l’impulsion du cardinal Jean-Marie Lustiger. Soutenue par des subventions publiques et une part substantielle de mécénat, la restauration du Collège a lieu entre 2004 et 2008. Le Collège, construit sur un terrain alluvionnaire, avait très rapidement connu des problèmes d’ordre structurel. En 1330, le cellier, inondé par une crue de la Seine et de la Bière quelques années plus tôt, est comblé de terre jusqu’au niveau des tailloirs pour tenter d’endiguer le lent, mais irrémédiable affaissement de l’édifice. Par la suite, l’ajout des planchers intermédiaires dans la sacristie avait fragilisé d’autant plus la structure, faisant porter aux colonnes un poids allant jusqu’à 70 tonnes. La stabilisation de ce fragile monument fut ainsi l'un des principaux enjeux de cette vaste campagne de restauration. Le parti-pris adopté a été la restitution de la physionomie médiévale de l’édifice, par la destruction de la plupart des ajouts modernes. Les planchers intermédiaires de la sacristie ont ainsi été supprimés, tout comme l’escalier construit en 1842, la cheminée du pignon sud et tous les murs qui cloisonnaient l’espace du rez-de-chaussée. Les immeubles vétustes aux alentours furent également rasés, la sacristie et le cellier déblayés pour retrouver leur niveau d’origine et la toiture médiévale restituée. L’édifice, tel qu’on le voit aujourd’hui, comprend ainsi une part de contemporanéité : quelques chapiteaux et un fût de colonne au rez-de-chaussée, une partie du mur du pignon sud, la rosace du pignon nord, une voûte située à l’entrée de la sacristie, tous les fûts et chapiteaux du cellier, datent de la restauration. De même, le décloisonnement total de la grande nef résulte d’une vision contemporaine de l’édifice, puisque cet espace était divisé au Moyen Âge. L’ajout le plus important reste le toit que l’on admire aujourd’hui depuis la rue de Poissy, une création contemporaine masquant une charpente métallique reprenant la pente exacte de l’ancien comble.




UNE RENAISSANCE CONTEMPORAINE


     Cette restauration se double d’un ambitieux projet de reconversion. Après avoir été un lieu de réclusion pendant des siècles et avoir survécu aux utilisations les plus diverses, le Collège des Bernardins est aujourd’hui devenu un lieu d’échanges et de savoir, ouvert sur le monde extérieur. Le Cardinal Lustiger, guidé par un idéal humaniste, a souhaité rétablir le Collège dans ses fonctions d’origine : l’étude et la spiritualité. C’est ainsi qu’y est établie depuis sa réouverture au public l’École Cathédrale, établissement privé d’enseignement supérieur dispensant principalement des cours de théologie, appliquée à diverses disciplines. En complément, des conférences, colloques et séminaires, portant sur de multiples thématiques, sont régulièrement proposées aux étudiants de l'École Cathédrale et au public. D’autre part, le Collège des Bernardins propose une programmation culturelle très riche et accessible : projections cinématographiques, concerts, expositions… L’accent est mis sur la pluralité des expressions et des discours, dans une optique d’échange et d’ouverture guidant tout l’esprit du projet. Le cardinal Lustiger a en effet eu à cœur de faire de ce lieu un espace de dialogue entre les cultures, les savoirs et les spiritualités du monde. Cet éclectisme se veut générateur d’une réflexion globale sur l’Homme et les enjeux de la société contemporaine, au sein de laquelle la création joue un rôle non-négligeable. Le rôle de l'art au Collège des Bernardins peut se jauger à l'aune de cette belle déclaration de Jérôme Alexandre, co-directeur du département de recherche "La parole de l’art" : « Au Collège des Bernardins, les artistes ne viennent pas se monter et se faire célébrer. Ils viennent partager une recherche vibratoire : celle de l’ébranlement des cœurs, de la mise en danger des bonnes consciences.»


À méditer.


G.B.



 

EN SAVOIR PLUS


  • Sur l’Ordre Cistercien : lire « Benoît, la Règle et les cisterciens », de Elisabeth Lusset dans Clairvaux, l’aventure cistercienne (Somogy éditions d’art, 2015). Synthèse claire et précise sur les origines de l’Ordre.


  • Sur l’histoire du Collège : se reporter à l’ouvrage de Vincent Aucaunte Le Collège des Bernardins (éditions Collège des Bernardins, 2008), la plus récente et complète publication sur le sujet.


  • Sur les titanesques travaux de restauration : parcourir Le Collège des Bernardins, histoire d'une reconversion, sous la direction de Christine Desmoulins (éditions Alternatives, 2009). Vous pouvez aussi regarder cette vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=4fjAIP6iTK8


 
 
 

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