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Oiron 2/3 : l'aventure contemporaine

Photo du rédacteur: Gaultier BoivineauGaultier Boivineau

     Il était plus que temps de vous évoquer ce qui fait la singularité du château d’Oiron, ce monument cher à mon cœur, dont je vous ai précédemment raconté l’histoire. Je vous la donne en mille : depuis 1993, celui-ci est devenu l’écrin d’une extraordinaire collection d’art contemporain, constituée d’une centaine d’œuvres réalisées par plus de 70 artistes du monde entier. Conçue librement autour de la référence au cabinet de curiosités, la collection dialogue avec le décor et l’histoire de ce vénérable édifice, tout en réactivant le souvenir des prestigieuses collections d’art de Claude Gouffier, célèbre propriétaire du château… Aux ors des boiseries, aux peintures des plafonds, aux décors sculptés, et même aux papiers peints fanés répondent désormais de multiples créations, jouant de la surprise et du poétique, du contraste ou de la discrétion. Ce projet constitua en son temps l’une des démarches pionnières de mariage entre création actuelle et patrimoine, et demeure aujourd’hui encore une expérience absolument unique en son genre. De quoi, naturellement, m’enthousiasmer tout à fait, au point d’avoir envie de vous raconter par le détail l’élaboration de cette originale entreprise…



La genèse d’une aventure singulière


     À l’issue de deux siècles de déclin, ayant conduit à une ruine presque irrémédiable, le château d’Oiron est enfin reconnu comme un patrimoine digne d’être préservé. Pendant près de 40 ans, c’est toutefois un lieu vide, partiellement restauré et comme « endormi » qui s’offre au regard de quelques rares visiteurs. Il faudra attendre la fin des années 1980 pour que se pose la question de sa réaffectation, au moyen d’un projet patrimonial à la fois ambitieux et original. L’aventure contemporaine du château d’Oiron débute en 1987 avec l’exposition Meltem, organisée à l’initiative des commissaires Marie-Noëlle Rio et Franz Kaiser. Meltem I fût le premier volet d’une exposition en trois temps, présentée à Oiron entre le 12 septembre et le 15 octobre 1987, puis au Magasin de Grenoble l’été suivant et enfin à Naples, au printemps 1989. L’exposition était constituée des œuvres de onze artistes internationaux exclusivement conçues pour le château d’Oiron, dont elles présentaient « une vision critique, comme source d’inspiration, d’étude et d’analyse ». Les collages de Lothar Baumgarten, toujours en place dans la salle des Belles-Lettres rabelaisiennes, conservent aujourd’hui le souvenir de cette expérience inaugurale. Parcourue par 7 500 visiteurs en deux mois, Meltem connut un certain succès auprès du public, compte tenu de l’isolement du château et de ses chiffres annuels de fréquentation, qui ne s’élevaient guère bien au-delà de 9 000 visiteurs sur l’ensemble de l’année précédente. Outre son impact médiatique et sa visibilité internationale, elle permit de mobiliser l’État et les autorités locales autour d’un projet naissant : celui de compléter la restauration de ce monument exceptionnel et oublié, en lui attribuant une nouvelle fonction attractive axée sur l’art contemporain.



     Trois autres expositions estivales prolongeront cette première initiative : Oiron à nouveau (1989), La guerre de Troie n’aura pas lieu (1990) et Le Consortium collectionne (1991). Elles initièrent, puis alimentèrent une réflexion sur l’intégration définitive de l’art contemporain au sein du château. Le projet naît de la collaboration de deux ministères : la délégation des Arts plastiques (DAP), représentée par Dominique Bozo, et la direction de l’Architecture et du patrimoine, sous l’égide de Jean-Pierre Bady. Dès 1989 est ainsi créée l’association Accueil et promotion de l’Art Contemporain au Château d’Oiron, qui aura pour mission l’organisation des expositions temporaires, puis la coordination du projet d’insertion permanente de l’art contemporain dans le monument. Toujours en activité, quoiqu’ayant changé de nom et de prérogatives, celle-ci était composée des membres fondateurs que furent l’État, la région Poitou-Charentes, le département des Deux-Sèvres, la Caisse nationale des monuments historiques et des sites (CNMHS), la commune d’Oiron et celle de Thouars. Elle était alors porteuse d’un projet intitulé « patrimoine et création », se fixant les deux objectifs suivants : d’une part, celui de restaurer le château par l’établissement à demeure d’un programme artistique contemporain, et d’autre part celui d’assurer la gestion et l’animation du site, ainsi que l’accueil de ses publics.


     L’intégration définitive de l’art contemporain au château d’Oiron ne put toutefois s’opérer sans une mûre réflexion sur les contraintes inhérentes à l’occupation du monument, tant sur le plan matériel que moral et symbolique. Pierre Bonnard, architecte en chef des monuments historiques, rédige ainsi dès décembre 1988 de premières réflexions sur l’insertion de l’art contemporain au château. Celles-ci servent de base à l’ébauche d’un premier cahier des charges mis au point par Frédéric Didier, et limité à l’aménagement de quelques salles. Par la suite, un programme d’opération plus détaillé est établi, guidé par les 5 principes suivants : le respect mutuel, la connaissance, la cohérence, la qualité de mise en œuvre et la réversibilité. En mai 1990, c’est au tour de la délégation aux Arts Plastiques de proposer une série d’études et de propositions d’aménagements. Elle y stipule que chaque espace du château est susceptible d’accueillir une création, exception faite de la galerie Renaissance et du salon des muses, aux décors abondants. Ces multiples études préparatoires témoignent d’une recherche attentive : celle d’un équilibre à atteindre entre la mise en valeur patrimoniale et le déploiement libre et ambitieux du nouveau programme artistique.



La mise en place de la collection Curios & Mirabilia


     En octobre 1990, Jean-Hubert Martin est nommé directeur artistique du château d’Oiron par François Barre, nouveau délégué aux Arts Plastiques. Conservateur de renommée internationale, il est le commissaire de plusieurs expositions remarquées, parmi lesquelles Les magiciens de la Terre, organisée en 1989 à la Villette, ainsi que Paris-Berlin et Paris-Moscou, présentées en 1978 et 1979 au Musée national d’art moderne. Certains ont peut-être aussi encore en mémoire sa plus récente exposition Carambolages, dont la présentation au Grand Palais, en 2016, connut également un certain retentissement. Jean-Hubert Martin s’est par ailleurs illustré dans la direction de plusieurs institutions éminentes : le Musée national d’art moderne, la Kunsthalle de Berne, le Musée d’art moderne de Paris, le Musée national des arts de l’Afrique et de l’Océanie… Figure majeure de l’art contemporain, il s’intéresse particulièrement au dialogue entre les cultures : à ce titre, sa présence fait particulièrement sens au sein du projet. En collaboration avec Marin Karmitz et Frédéric Didier, il sera chargé d'en définir le programme artistique, d’en assurer l’encadrement administratif et d’organiser l’intervention des artistes sur place, avec lesquels il entretient des liens très privilégiés.


     Dès 1991, Jean-Hubert Martin établit le programme artistique du projet, qu’il soumet à la validation de la DAP et de la direction du Patrimoine. Celui-ci définit trois facteurs guidant le travail des artistes : le mobilier et les collections, l’architecture du château et l’histoire des familles s’y étant succédées. Postulant l’existence historique d’une telle collection au sein du château, Jean-Hubert Martin définit la thématique du cabinet de curiosités comme fil directeur du projet. Forme caractéristique du collectionnisme des XVIe et XVIIe siècles, celui-ci est défini par l’historien de l’art Antoine Schnapper comme « Un microcosme [...], au sens de résumé du monde, où prennent place les objets de la terre, des mers et des airs, ou des trois règnes, minéral, végétal, animal, à côté des productions de l’homme. » Ce qui, concrètement, consiste en un bric à brac poético-scientifique où animaux naturalisés, fossiles et autres coquillages côtoient les objets humains les plus étonnants, exotiques ou mystérieux — ce qui en fit notamment une source d’inspiration prisée des surréalistes. Bien qu’aucun document ne l’atteste, la présence d’un cabinet de curiosités au château d’Oiron est probable, d’autant que plusieurs éléments de décor témoignent de la « curiosité » des Gouffier. On remarque ainsi un couple de mangoustes peint dans la galerie du grand écuyer, un animal hybride mi-lapin mi-poisson dans la chambre du roi, des représentations d’arbres fruitiers exotiques sur les boiseries du cabinet des muses, ainsi qu’un mystérieux caïman naturalisé, toujours suspendu dans le transept sud de la collégiale... Depuis plusieurs décennies, un rapport de filiation plus ou moins fidèle s’établit par ailleurs entre la pratique de certains artistes contemporains et ces « théâtres du monde » que furent les cabinets de curiosités : le rapport au merveilleux, l’accumulation d’objets, l’attention portée aux sciences et à la nature, constituent autant de caractéristiques leur étant communes. Comme l’indique ainsi le directeur artistique :


Depuis les années 1960, beaucoup de créateurs [...] ont abandonné les disciplines traditionnelles des beaux-arts et ont investi toutes sortes de territoires du savoir, [...] faisant fi des matériaux et des techniques habituels pour se consacrer aux idées et révéler l’invisible dans la matière, tout comme les curieux d’autrefois élaboraient leurs cabinets des merveilles en véritables microcosmes.

Jean-Hubert Martin


[Croco : cliché de William Chevillon]


     Cette thématique permit ainsi à Jean-Hubert Martin de choisir des artistes dont la pratique trouverait un écho dans l’histoire même du château d’Oiron. Les œuvres constitutives de la collection sont librement ordonnancées selon les deux classifications courantes des cabinets de curiosités : les cinq sens et les quatre éléments. L’avantage étant « d’échapper aux catégories étanches et autonomes du XIXe siècle », et de « faire resurgir des associations poétiques au gré de l’inspiration des artistes ». Entre 1991 et 1993, est ainsi rassemblé un premier ensemble de créations contemporaines, disposées dans les divers espaces du monument. Grâce à un budget considérable, l’État passe directement commande à 31 artistes, tandis que 33 œuvres complémentaires sont sélectionnées dans les réserves du FNAC et mises en dépôt à Oiron. Le samedi 26 juin 1993, le premier volet de la collection Curios & Mirabilia est inauguré, et le château passe sous l’administration de la CNMHS. Une seconde série de commandes aura lieu entre 1993 et 1996 pour compléter la collection.



Le succès critique d’Oiron


     Dès son ouverture au public, Curios & Mirabilia soulève une vague d’enthousiasme : la réussite critique du projet semble unanime. Pour art press, Oiron est « un modèle de l’entreprise bien pensée et bien menée », La croix reconnaît que « voilà un mariage réussi », tandis que La Gazette de l’hôtel Drouot salue ce « projet ambitieux, inhabituel, risqué, qui trace un chemin original entre les habituels centres d’art contemporain et les monuments historiques meublés ou remeublés ». « Un lieu déconcertant », « Plein les yeux ! », « Magie en la demeure », titrent Le Monde et Le courrier de l’ouest, pour qui le château « mérite plus qu’un seul coup d’œil ». « Le château d’Oiron a fait un tabac », écrit également un journaliste de La Nouvelle république, se réjouissant des 27 000 entrées enregistrées pour l’année 1993, « record absolu » dans l’histoire du lieu. En 2003, Carole Stadnicki avait interrogé Paul-Hervé Parsy au sujet de la critique du projet. À la question « où sont les détracteurs d’Oiron ? », celui-ci avait répondu avec aplomb : « Il n’y en a pas, mademoiselle ! ». Les critiques négatives sont effectivement rares, mais pas inexistantes. Un article de Libération fait ainsi état de l’« étrange conception de l’art contemporain » dont relèvent les commandes d’Oiron. « L’invocation des cabinets de curiosités justifie tous les rassemblements, tous les rapprochements surréalistes », commente la journaliste. L’aspect de « bric-à-brac » artistique reproché à la collection est l’une des principales — et rares — critiques formulées à son encontre. Je vous laisserai juges en la matière… On ne peut en revanche pas nier les multiples originalités de ce projet, lui conférant le statut de véritable ovni artistique dans le paysage culturel des années 1990. Par bien des aspects, Curios & Mirabilia conserve d’ailleurs toujours une grande partie de sa singularité, qui ne manque en général pas de frapper ses visiteurs. Et c’est ce dont il sera question dans le troisième et dernier volet de cette aventure oironnaise !


G.B.


 
 
 

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