Édifiée aux frontières de l’Anjou et de la Touraine, l’Abbaye de Fontevraud constitue l’un des joyaux architecturaux du Val de Loire, valant à ce titre un détour par la charmante commune qui l’abrite, à quelques kilomètres de Saumur. Considérée comme la plus grande cité monastique d’Europe, elle fut pendant près de sept siècles le siège d’un Ordre à la fois puissant et original, dirigé par des abbesses de sang royal. Nécropole de la maison Plantagenêt, elle connut aussi, à l’instar de sa célèbre homologue normande, un épisode carcéral qui lui évita une complète destruction. Aujourd’hui reconvertie en centre culturel de rencontre, l’abbaye accueille, entre autres, une ambitieuse activité intellectuelle et artistique, qui attira tout naturellement mon attention. Mais elle reste aussi, et surtout, un lieu dont la richesse historique ne cesse de fasciner.
LA FONDATION DE L'ORDRE FONTEVRISTE
L’origine de l’abbaye de Fontevraud est intimement liée à l’histoire d’un ermite prédicateur du nom de Robert d’Arbrissel. Fils de prêtre, il naît vers 1045, dans une période de bouleversements du royaume de France. Politiquement instable, ravagé par de fréquentes guerres, il est marqué par de profondes mutations de son économie et par une forte augmentation de sa population. Face à ces troubles, la pratique de l’érémitisme, venue d’Italie, connaît un certain succès, en particulier dans l’Ouest de la France. Un certain nombre de communautés monastiques sont fondées sous l’impulsion de prédicateurs errants, soulevant les foules malgré leur position marginale dans la hiérarchie cléricale. Robert d’Arbrissel fut l’un de ces « Pauvres du Christ », reconnu pour son talent d’orateur, qui lui valut un grand succès populaire. Après avoir fondé une première communauté dans la forêt de Craon, il reprend une vie itinérante, officiellement soutenu dans sa mission de prédicateur par le Pape Urbain II. Suscitant l’enthousiasme de très nombreuses personnes, il est rapidement suivi par plusieurs centaines de disciples. Robert d’Arbrissel et les siens vivent et dorment alors dans de modestes huttes, sans qu’hommes et femmes soient séparés. L’aspect sauvage de cette communauté errante incite les autorités ecclésiastiques à la faire se sédentariser et à proposer l’établissement d’une Règle clairement définie, à l’occasion du concile de Poitiers.
UNE RÈGLE ORIGINALE
Les disciples de Robert d’Arbrissel s’installent ainsi en 1101 dans le vallon de Fontevraud, situé entre le Poitou, la Touraine et l’Anjou. Cette terre cernée de forêts permet à la communauté de s’isoler de la vie séculaire, tout en instaurant un mode de vie frugal en accord avec les inspirations bénédictines de l’Ordre. La Règle Fontevriste, axée sur le travail manuel, la prière et méditation, se distingue par sa rigueur : la consommation de viande est prohibée, le silence perpétuel, l’habit très pauvre, la possession personnelle interdite... Bien que fortement influencée par la Règle de Saint-Benoît, plusieurs éléments l’en éloignent significativement. Parmi les plus remarquables se comptent son caractère mixte et, caractéristique surprenante au XIIe siècle, le fait que la direction de l’Ordre soit confiée à une abbesse. Cette dernière, disposant d’un pouvoir absolu sur la communauté, a donc toute autorité sur les hommes. À cela s’ajoute une dévotion particulièrement accentuée aux derniers instants de la vie du Christ, dans lesquels la Vierge Marie joue un rôle notable. C’est notamment sur cette base théologique que se justifie la prééminence des femmes au sein de la communauté. Cette surprenante influence féminine pourrait nous amener à considérer Robert d'Arbrissel comme une sorte de féministe avant l’heure… Mais la réalité est un peu plus complexe. Les historiens Jacques Daladrun et Jean-Marc Bienvenu ont en particulier démontré que cette domination féminine avait surtout pour but d’inciter les hommes à l’humilité. En outre, cette autorité ne fut pas sans causer des heurts incessants, qui allèrent jusqu’au procès devant le Conseil du roi, en 1642. Comme quoi, l'acceptation d'un pouvoir féminin ne va hélas jamais de soi...
L'ÉDIFICATION DE L'ABBAYE
L’Ordre est rapidement encouragé par de puissants soutiens : le Pape Calixte II, les évêques de Poitiers et d’Angoulême et de nombreux seigneurs locaux lui assurent une légitimité spirituelle et une importante prospérité matérielle. L’abbaye est ainsi édifiée entre 1110 et 1120. Dans un premier temps, l’église est le seul édifice de pierre. Le reste des bâtiments, construits dans des matériaux périssables, seront réédifiés en dur dans la seconde moitié du siècle. Le complexe monastique comprend une vaste église abbatiale, un monastère masculin et trois féminins, ainsi que divers bâtiments de service. Le Grand-Moûtier, destiné aux femmes, est le plus vaste d’entre-eux. Dans ses environs immédiats se trouvaient les prieurés de Saint-Jean de l’Habit, pour les hommes, et celui de Sainte-Marie-Madeleine, réservé aux prostituées repenties. Enfin, le prieuré Saint-Lazare accueillait les lépreux, au sud du Grand-Moûtier. Ces édifices sont séparés par des enceintes, ce qui fait rapidement passer l’Ordre du statut de « mixte » à celui de « double », hommes et femmes vivant désormais séparés. Il ne subsiste aujourd'hui qu'une partie de ce vaste ensemble monumental. Des quatre monastères originels, seuls le Grand-Moûtier et Saint-Lazare sont encore visibles, ainsi qu’une partie de Sainte-Marie-Madeleine, très mutilée. Ces édifices, modifiés au cours du temps, rendent admirablement compte de la complexité de l'histoire du site.
LE RÈGNE DES ABBESSES
La puissance précoce des Fontevristes a beaucoup dû à l’influence de ses abbesses, pour la plupart issues de la noblesse. Pétronille de Chemillé, la première d’entre-elles, se montra particulièrement active dans la promotion de cet Ordre naissant. Voyageant beaucoup, elle batailla pour faire rapatrier la dépouille de Robert d’Arbrissel à Fontevraud , soutint plusieurs procès , multiplia la fondation de prieurés dans le sud-ouest du royaume et en Île de France, tout en faisant face à l’insubordination des moines. Henri II de Plantagenêt, qui avait placé l'Ordre sous la protection des Anjou, fut enterré à Fontevraud à sa mort en 1189. Devenue nécropole royale des Plantagenêts, dignité qu’elle conserva pendant un demi-siècle, l’abbaye accueillit par la suite les sépultures de Richard Cœur de Lion, Aliénor d’Aquitaine, et Isabelle d’Angoulême.
L’Ordre Fontevriste connut une période de décadence au XIVe siècle, au cours duquel il eut à souffrir des guerres et des épidémies qui ravagèrent la France. Pour mettre fin à ce déclin, Marie de Bretagne lance une grande réforme de l’Ordre en 1458. C’est toutefois à l’impulsion de Renée de Bourbon qu’il doit son complet redressement. L’Ordre sera dirigé par des abbesses issues de la famille royale ou princière de Bourbon pendant près de trois siècles. Sous les abbatiats de Renée, Louise et Éléonore, en particulier, l’abbaye connut une nouvelle période de prospérité. Parallèlement au rétablissement des règles de vie monastique, une nouvelle clôture est ainsi érigée autour du complexe, tandis que les édifices sont reconstruits et réaménagés, et que de nouvelles religieuses issues de la noblesse adoptent l’habit monastique. Placée sous la protection du pouvoir royal, la prestigieuse abbaye de Fontevraud s’ouvre à l’esprit du temps sous l’abbatiat de Gabrielle de Rochechouart. Connue comme « la perle des abbesses », elle sait l’italien et l’espagnol aussi bien que le latin et n’hésite pas à faire jouer Esther de Racine au sein même de l’abbaye. Cette ouverture sur l’extérieur n’empêche toutefois pas le maintien d’une discipline stricte. L’abbaye est encore loin d’être une cour de noblesse lorsque Louis XV choisit d'y faire éduquer ses quatre filles, dans la première moitié du XVIIIe siècle.
D'UNE RÉCLUSION À UNE AUTRE
La Révolution de 1789 vient bouleverser l’histoire de Fontevraud. À l’époque, elle est la plus riche des abbayes féminines de France et cette prospérité lui vaut une certaine impopularité locale. Le 2 novembre 1789, les biens du clergé reviennent à la nation, tandis que le 13 février suivant, les Ordres religieux sont supprimés par décret de l’assemblée constituante. Deux ans plus tard, l’évacuation de l’abbaye est ordonnée, avant qu’en soit vendu le mobilier, entre octobre 1792 et février 1793. Les bâtiments, désormais biens nationaux, sont vendus par lots avant d’être pour la plupart détruits. Demeurant à la charge de l’État, le Grand-Moûtier est laissé à l’abandon pendant des années. Il doit sa survie à sa réaffectation en tant que prison, au début du XIXe siècle. Le 18 octobre 1804, un décret de Napoléon transforme en effet en pénitencier les abbayes de Clairvaux, du Mont-Saint-Michel et de Fontevraud. Des travaux sont alors réalisés sous la direction de l’ingénieur Charles- Marie Normand pour accueillir les prisonniers. Un certain nombre de bâtiments annexes sont condamnés à la destruction, tandis que les grands corps de bâtiments du monastère sont restructurés pour accueillir divers aménagements. On construit aussi des pavillons de garde et un chemin de ronde sur le tracé approximatif de l’ancienne enceinte. En 1817, d’autres travaux s’imposent en raison de l’augmentation de l’effectif des détenus. L’architecte Durand lance une nouvelle campagne d'aménagement, entre 1821 et 1825. Des planchers sont ajoutés dans la nef de l’abbatiale et du réfectoire, permettant d’en accroître significativement la surface utilisable. Des ateliers sont également construits à l’intérieur du chemin de ronde. Accueillant près de deux mille prisonniers là où ne vivaient que trois cents religieuses tout au plus, le pénitentiaire était réputé comme l’un des plus rudes du pays. Choisi comme cadre pour le roman Miracle de la Rose de Jean Genêt, il accueillera des prisonniers jusqu’en 1985.
RESTAURATION ET RÉHABILITATION DE L'ABBAYE
Des campagnes de restauration des édifices les plus anciens sont lancées dès 1840. Sont alors reprises les assises du chœur de l’abbatiale, récemment classée au titre des monuments historiques. Une vingtaine d’années plus tard, c’est le cloître qui est restauré, sur les conseils d’Arcisse de Caumont, puis le portail de la salle capitulaire, sculpté par des détenus mis à contribution. Le réfectoire est quant à lui nettoyé en 1881, après qu’en ait été supprimé le plancher intermédiaire qui l’encombrait. Deux tribunes imitant celles du XVIIe siècle sont créées pour l’occasion. En 1901, commencent des travaux de restauration complète de l’abbatiale, mûris depuis une trentaine d’années déjà par l’architecte Lucien Magne. Les cuisines adjacentes à l’église sont également reconstruites à sa demande. Jusqu’à aujourd’hui, plusieurs autres chantiers se sont succédés : la chapelle St-Benoît est ainsi restaurée en 1913, un dallage neuf est posé sur la nef de l’abbatiale en 1930, tandis qu’est restauré en 1941 son pignon sud. Dans les années 1960 a lieu la restauration du prieuré St-Lazare, tandis que des travaux de dégagements sont réalisés dans la cour St-Benoît. Ce n’est qu’en 1963 qu’est supprimé le pénitencier, sur décision de Jean Foyer, alors Ministre de la justice. Le site est confié à l’administration des Monuments historiques, qui en acheva la restauration et la mise en valeur.
Après neuf siècles de claustration, Fontevraud s’est ouverte sur son territoire et sur le monde contemporain. Un projet de reconversion ambitieux, défini et porté par l’association du Centre culturel de l’Ouest, permet aujourd’hui à ce haut lieu du patrimoine médiéval de vivre et de rayonner autour d’une activité plurielle. Cité monastique, espace de vie autarcique et isolé du monde, l’abbaye s’invente désormais en cité contemporaine, où cohabitent des activités artistiques, économiques et résidentielles, dont les divers usagers sont amenés à se rencontrer, à dialoguer, à réfléchir collectivement. L’ambition est d’expérimenter une forme de vivre ensemble présidant à l’élaboration du concept de « cité idéale », guidant l’ensemble du projet. L’art et la culture y occupent naturellement une place de choix, et se déploient sous forme de résidences artistiques, d’expositions, de concerts, de conférences et de multiples autres manifestations. L’abbaye de Fontevraud est l’un des membres fondateurs de l’Association des Centres culturels de rencontre, constituant un réseau de centres culturels établis dans des monuments historiques. Dans un prochain post, j’exposerai plus en détail en quoi ceux-ci constituent à mon sens l’un des modèles de reconversion patrimoniale les plus aboutis et ambitieux qui soient, à l’instar de cette idéale cité monastique. Affaire à suivre, donc.
G.B.

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