Dans un État aussi pauvre que celui de Oaxaca, on peut s’étonner de l’intense activité culturelle et artistique qui règne dans sa capitale. Cette vitalité doit en fait beaucoup à l’impulsion lancée par deux grands mécènes : l’artiste Francisco Toledo et l’homme d’affaires Alfredo Harp Helu. À eux deux, ils fondèrent plus de la moitié des lieux culturels de la ville, presque tous librement ouverts au public et souvent remarquables à maints égards. Le centre culturel San Pablo, sujet du troisième épisode de cette petite série mexicaine, est l’un de ces lieux. C’est un endroit exceptionnel par sa programmation de haute qualité, mais aussi par son intérêt historique, puisqu’il s’agit également — vous l’aurez deviné — d’un monument superbement réhabilité, occupant une place de choix dans l’histoire de la ville.
Quelques mots s’imposent pour vous présenter Alfredo Harp Helu, l’un des principaux bienfaiteurs de la culture à Oaxaca. D’origine libanaise, il est l’un des hommes les plus fortunés du Mexique, notamment connu pour avoir été à la tête de la plus grande banque d’Amérique latine, la bien connue Banamex. À Oaxaca, il est surtout réputé pour son action philanthropique, portée depuis 2000 par une fondation portant son nom. Dotée d’un patrimoine de 14 milliards de pesos mexicains, elle appuie annuellement près de 5 000 projets, principalement dans le domaine de l’éducation, du sport et de la culture. La fondation regroupe également certaines des plus éminentes institutions culturelles de la capitale : le musée philatélique, le musée textile, le musée infantile, la maison de la ville et bien sûr le centre culturel San Pablo.
Ce dernier est hébergé par le premier couvent de la ville, fondé en 1529 par les Dominicains, l’année même de leur arrivée à Oaxaca. Principal centre de l’activité missionnaire et intellectuelle de l’Ordre durant le XVIe siècle, il sera actif jusqu’au milieu du XVIIIe siècle dans la conversion des populations nahuatls, zapotèques et mixtèques, dont les moines apprendront les langues maternelles. L’édifice primitif est endommagé au début du XVIIe siècle par un tremblement de terre, obligeant les frères à élire domicile dans le couvent Santo Domingo, dont j'ai parlé dans mon précédent post. Pour financer les travaux de reconstruction, ainsi que l’ajout d’un nouveau cloître, les terres environnantes furent progressivement vendues. À l’issue de cette nouvelle campagne d’édification, l’ensemble conventuel se réduisait ainsi aux deux seuls cloîtres et à l’église adjacente. Au XIXe siècle, le couvent devient le siège de l’imprimerie municipale, puis celui d’une partie de l’Institut des Sciences et des Arts de Oaxaca, dont le célèbre Benito Juarez fût l’un des directeurs. Il est nationalisé en 1860. La percée de la rue Manuel Fernandez Fiallo, divisant la propriété en deux parties distinctes, viendra porter une première atteinte au monument (l’église, notamment, perdit son abside). Peu à peu, l’ensemble conventuel est démantelé et des aménagements modernes sont réalisés pour l’adapter à ses nouvelles fonctions, principalement résidentielles : arcades bouchées, ajout d’un toit au-dessus du cloître, escaliers démolis, construction d’étages supplémentaires… L’un des atriums est transformé en parking, tandis que l’église est elle-même reconvertie en maison de deux étages.
Ces ajouts ont disparu à l’issue des restaurations entreprises par la Fondation Alfredo Harp Helu, pour la somme de 186 millions de pesos mexicains — soit un peu plus de 8.5 millions d’euros. Devenu siège de la fondation, le centre culturel San Pablo s’emploie à en promouvoir l’action, tout en proposant au public une offre culturelle riche et accessible. Il accueille également la bibliothèque de recherche Juan de Córdova, nommée en l’honneur d’un frère dominicain qui fut, au XVIe siècle, l’un des pionniers dans l’étude de la langue zapotèque. Les abords du couvent ont également été aménagés par la fondation afin de créer autour du centre culturel un agréable petit passage réservé aux piétons, où il fait bon flâner. Dans l’église attenante, on trouve une bibliothèque jeunesse et un petit espace d’exposition aménagé dans une chapelle, où l’on remarque au passage un très beau vitrail réalisé par Francisco Toledo — oui oui, encore lui ! Pas de panique, j’y reviendrai. En face du couvent se trouve aussi un élégant bar-restaurant disposant d’une très belle terrasse. Lorsque les arbres fleurissent, on peut y observer en toute quiétude le fascinant ballet des colibris. Un petit café et un espace pour la jeunesse forment les derniers éléments constitutifs de cet agréable petit pôle culturel et récréatif.
Au fil des mois, ce centre culturel est devenu l’un de mes endroits préférés de Oaxaca. D’abord, tout simplement, parce qu’il est vraiment plaisant de s’attarder à lire sur un muret ombragé, de prendre un verre au café, de profiter de la fraîcheur du cloître ou du calme de la bibliothèque. En un mot, c’est un lieu ravissant, où l’on passe volontiers son temps libre. Ensuite, parce qu’il y a toujours quelque chose à y faire, à y voir ou à y entendre. Si la densité de la programmation culturelle y est si impressionnante, c’est sans doute parce qu’il s’agit du siège de la fondation, ayant à ce titre une fonction de vitrine particulièrement importante. Ateliers, conférences, projections cinématographiques… Il s’y passe tous les jours quelque chose de nouveau. Plusieurs expositions sont en permanence en cours, toujours de grande qualité. Qu’il s’agisse d’art contemporain, de photographie ou d’artisanat, tout semble y avoir sa place. Et tout est (presque) toujours fort intéressant. La musique occupe aussi une place de choix dans cette riche activité : du récital classique à la chorale de Noël, en passant par la musique de fanfare, si chère aux Oaxaqueños, l’éclectisme paraît cultivé sans complexe. Fait notable, la scène semble ouverte aussi bien aux amateurs qu’aux musiciens plus accomplis, parmi lesquels figurent parfois quelques grands noms mexicains. Et ainsi se profile ce qui constitue à mon sens l’un des traits caractéristiques de ce centre culturel : sa diversité et son ample ouverture. Car c’est un lieu s’adressant à tous, aussi bien aux connaisseurs des arts qu’aux néophytes. Je dirais même que plus encore qu'à la culture, cet espace est dédié aux gens. À ce titre, on ne peut que s’émerveiller de constater la gratuité inconditionnelle de toute la programmation culturelle. Ce qui, au regard de nos fondations Louis Vuitton et autres mastodontes de la culture-privée, peut laisser pensif.
Et pourtant, rien de plus chic qu’un vernissage à San Pablo, où l’on croise toujours le gratin du moment. Mais l’évènement est toujours public et l’invitation ainsi ouverte à toute la ville. Toujours cet esprit du collectif, de « l’intérêt public », dirait-on en France. Alors bien sûr, j’imagine qu’il est facile pour un multimillionnaire d’offrir quelques deniers à la collectivité, sans autre contrepartie qu’un beau vernis philanthropique sur une fortune dont l’existence même devrait être questionnée… Mais tout de même. Il n’y a qu’à jeter un coup d’œil du côté des fortunes françaises pour s’apercevoir que tout le monde ne se donne pas une telle peine. Et donc, je ne peux que saluer l’action « désintéressée » de la Fondation Alfredo Harp Helu, qui paraît animée par une ambition, j’oserai même dire un humanisme, qui me semble à la fois rare et louable. Et le patrimoine dans tout cela ? Justement, la dimension patrimoniale s'avère une part importante du projet porté par la fondation. Car s’il y a une chose constitutive d’une identité culturelle, ce sont bien les monuments. Témoins silencieux de l’histoire des peuples, ils sont des repères visuels et symboliques très forts, dans les villes comme dans les campagnes. En tant que premier couvent construit à Oaxaca, San Pablo a joué un rôle central dans l’histoire religieuse et culturelle de la ville. Le restituer dans son intégrité première à ses habitants ne constitue pas un acte anodin dans cette région du Mexique majoritairement indigène. Comme à Santo Domingo, la « reconquête » de ce lieu à l’architecture splendide me semble donc chargée d’une puissance symbolique particulière. On en apprécie d’ailleurs d’autant plus l’installation de la bibliothèque consacrée aux langues indigènes, un patrimoine immatériel que la fondation s’est aussi donnée pour mission de préserver.
Je ne peux conclure sans accorder quelques mots à la réhabilitation contemporaine de ce monument, dont il faut saluer l’audace et l’élégance. Le regard porté sur l’architecture conventuelle est tout à fait distinct de celui ayant cours à Santo Domingo, où l’illusion historique est de mise. À San Pablo, au contraire, la modernité s’affirme dans les structures conçues par l’architecte Mauricio Rocha : la bibliothèque gagnée sur l’espace du cloître, toute de verre et de métal, un escalier élancé vers deux édifices, en surplomb d’une jolie cour arborée. On note aussi le miroir d’eau d’un raffinement ultime, apportant au cloître une note de fraîcheur et d’abstraction tout à fait bienvenue. Les matériaux sont nobles, les couleurs franches, les lignes et les volumes d’une grande élégance. Bref, c’est à mon sens une réussite complète. Voilà donc pour ce lieu merveilleux, qui porte en lui certains de mes centres d’intérêt et convictions les plus chers. Lieu d’histoire, c’est un petit trésor de l’architecture conventuelle, superbement mis en valeur par sa restauration et sa réhabilitation contemporaine. C’est également un centre d’art aussi exigeant qu’éclectique, un espace de recherche et de réflexion. Enfin, c’est un endroit pour tous, un lieu de passage comme de contemplation, où le dialogue et le partage ont leur place. Bref, un modèle à suivre !
G.B.
Comments